Un peuple sans territoire n’est pas un peuple
Entretien avec Michel Thusky
En décembre 2013, une vingtaine de membres de la communauté algonquine de Lac Barrière, en Outaouais, ont bloqué les activités de l’entreprise Produits forestiers Résolu pour protester contre les coupes à blanc sur leur territoire et demander l’application des accords passés. En réponse, le ministère des Ressources naturelles du Québec a accepté la mise en place d’un processus de consultation pour protéger les zones sensibles. Celui-ci requiert la visite par les Algonquin·e·s de Lac Barrière des terrains où des coupes sont projetées par les compagnies forestières et « une identification des zones tampons qui serviront à protéger les sites d’importance culturelle ou écologique ». Entretien avec Michel Thusky, l’un des aînés et porte-parole de la communauté, sur les résistances des Mitchikanibikok Inik pour faire valoir leurs droits et protéger leur territoire.
Après des années de blocage des négociations entre la communauté de Lac Barrière et les gouvernements fédéral et provincial, la décision du ministère des Ressources naturelles de valider le processus de consultation pour la protection des zones sensibles constitue une avancée importante. Pourtant, rappelle Michel Thusky, elle n’est que « la première étape d’une longue marche qui doit conduire à l’application des accords historiques sur la cogestion et le partage des revenus ». Depuis plus de 20 ans en effet, la petite communauté algonquine, qui compte environ 450 membres, lutte pour protéger un territoire sacré de plus de 10 000 km2. En décembre 2013, Greenpeace Canada rappelait que « les Algonquins de Lac Barrière tentent de protéger ce qui leur reste de territoire épargné par les coupes », conséquence de « l’inattention et de l’incompétence du gouvernement, couplées à l’agressivité des multinationales forestières ».
En 1991, le Lac Barrière a signé avec les gouvernements canadien et québécois un accord visant l’établissement d’un système sans précédent de gestion durable de plus de 10 000 km2 de territoire traditionnel. Accord qui n’a jamais été appliqué. En 1998, le Lac Barrière et le Québec ont signé un accord portant sur la cogestion du territoire et le partage des revenus provenant des ressources exploitées. Accord qui n’a jamais été appliqué. Blocage de route, camp d’action… petit à petit et de façon pacifique, la communauté algonquine s’est organisée et est entrée en résistance. Pour faire respecter ses droits, mais également pour améliorer les conditions de vie fragiles de ses membres. Confrontés à des problèmes sociaux, éducatifs et économiques importants, les Algonquin·e·s de Lac Barrière attendent toujours d’être raccordés au réseau électrique ou de pouvoir offrir à leurs enfants un enseignement dans leur langue maternelle.
Mais la communauté a plus souvent eu affaire ces dernières années à la Sûreté du Québec qu’aux représentant.e.s des différents ministères concernés par les questions autochtones. En décembre 2013, le chef Casey Ratt et le conseil de la communauté de Lac Barrière adressaient une lettre au gouvernement du Québec : « Lorsque nous essayons avec nos modestes moyens de protéger nos ressources d’une exploitation injuste, vous vous assurez que la Sûreté du Québec soit présente pour nous intimider, ce qui se traduit par des comparutions en justice et souvent par des peines d’emprisonnement. »
Une lutte sur tous les fronts
À bâbord ! : Michel Thusky, la décision récente du ministère des Ressources naturelles est-elle de nature à vous rassurer ?
Michel Thusky : Pendant une quinzaine d’années, nous avons rencontré de nombreux problèmes dans nos relations avec les gouvernements provincial et fédéral. Cela a été très dur pour la communauté de parvenir à les faire revenir à la table des négociations. Nous avons dû faire preuve de détermination et de patience et écarter de nombreux obstacles, comme ce fut le cas avec l’injonction qui nous a été imposée en 2013 et qui nous a empêchés de circuler sur notre territoire. Nous ne pouvions plus surveiller les pratiques forestières ni protéger nos terres sacrées. Mais c’est pour notre communauté une question de survie. Notre langue maternelle, notre territoire… cela ne se finance pas. Cela fait partie de notre identité. C’est cette détermination qui nous a aidés à défendre nos positions et à sensibiliser le gouvernement. Pour nous, ce qui est en jeu, c’est la coexistence. Nous demandons que la cogestion soit appliquée et que le partage des ressources du territoire se mette enfin en place. Chaque année, le gouvernement tire profit de notre territoire. Mais quelles sont les retombées pour la communauté ? Il n’y en a aucune, pas un sou, pas un emploi.
ÀB ! : Vous refusez également tout projet d’exploitation minière, en particulier celui de la compagnie minière Copper One, qui n’a pas le consentement de la communauté.
M.T. : Copper One a soutenu qu’elle continuera l’exploration d’un projet dans la propriété Rivière Doré, située au cœur de notre territoire, et cela malgré nos déclarations à multiples reprises qu’ils n’ont pas notre consentement pour procéder. Notre communauté voit cette exploitation minière comme la fin de notre identité. Ce serait comme nous enterrer vivants. Notre identité demeure vivante à travers notre connexion au territoire et aux sites sacrés historiques et lieux d’offrande que nos aîné·e·s nous ont montrés. Le projet minier causerait des torts irréparables à ces sites et à notre existence en tant qu’êtres humains. Si le projet va de l’avant, l’exploitation minière détruirait aussi la population d’esturgeons de par ses effets sur les lieux de reproduction. De plus, l’exploitation minière aurait lieu tout près des sources des rivières Ottawa et Gatineau, ce qui aurait des effets sur plusieurs communautés telles que la nôtre le long de ces rivières.
ÀB ! : Parmi vos revendications, vous demandez que le gouvernement accepte d’inclure un programme de langue et de culture algonquines à l’école primaire.
M.T. : Nos jeunes apprennent à lire et à écrire l’anglais, mais la communauté ne bénéficie d’aucune subvention pour qu’il et elle puissent parler et maintenir vivante leur langue maternelle. Dans le passé, nous avons toujours réussi à maintenir ce lien avec le territoire. C’est ce qui fait vivre notre identité en tant que peuple autochtone. Un peuple sans territoire n’est pas un peuple. Un peuple sans sa langue maternelle n’est pas un peuple. Tant que nos enfants et nos petits-enfants comprennent et parlent la langue maternelle, nous sommes un peuple. Mais si rien n’est fait pour nous aider à la protéger…
ÀB ! : Quel a été l’impact sur la communauté de ces années sans dialogue avec les gouvernements et de ces années d’exploitation forestière ?
M.T. : Pendant trop longtemps, il ne s’est rien passé. Nos zones sacrées ont été saccagées. Cela plaçait la communauté dans une situation difficile ayant un impact très négatif, en particulier dans la relation des parents avec leurs enfants ou des grands-parents avec leurs petits-enfants. Les aîné·e·s tenaient un discours sur l’importance de protéger les sites sacrés, les sites d’offrande. Ils expliquaient qu’il fallait respecter et protéger l’habitat de la faune. On inculque aux jeunes ces notions, pour la survie de leur communauté, et que voient-ils ? Des compagnies forestières détruire ce territoire, année après année, sans que les gouvernements ne les en empêchent. Dans ces conditions, quelle est la valeur de la parole des parents et des grands-parents ? Comment un·e jeune peut-il continuer à les croire ? C’est ce qui a poussé la communauté à résister. Nous n’avions plus le choix. Les enfants comme les aîné·e·s ne pouvaient plus accepter cette situation, cela mettait en danger l’équilibre social de la communauté.
ÀB ! : Vous avez mis en place des formes de résistance pacifiques. En 2008, vous avez bloqué la route 117 devant la réserve pour demander le respect des ententes passées avec les gouvernements. En 2013, vous avez établi un camp d’action pour bloquer l’exploitation forestière. Ces mobilisations sont-elles efficaces pour faire entendre votre point de vue ?
M.T. : Notre communauté est prête à protéger sa culture, son identité. Perdre le lien avec le territoire représente une menace. Si la communauté ne peut faire valoir son point de vue, cela met en danger sa survie même. Nous sommes donc prêts à faire tout ce qu’il faut pour préserver ces valeurs. Mais nous sommes pacifiques. Il n’y a pas de violence. C’est notre croyance qui nous pousse à résister. Bien sûr, la communauté est prête à faire valoir son point de vue. Il faut que les gouvernements le prennent en considération. La reprise du dialogue autour des coupes à blanc était importante. Actuellement, l’exploitation forestière se déroule dans le respect des secteurs que nous voulons protéger. C’est un bon signe qui permet au moins de se sentir respecté. Le dialogue est amorcé. Mais la cogestion avec le gouvernement provincial n’est pas encore mise en œuvre et un plan de gestion intégrée des ressources doit encore être appliqué pour nous permettre de décider comment notre territoire va être développé et comment vont pouvoir coexister tous les acteurs et actrices qui l’utilisent. Le gouvernement provincial a accepté de revenir à la table des discussions. C’est une première étape qui doit permettre de rebâtir la confiance qui a été endommagée tout au long de ces dernières années.
Pour en savoir plus :
Tenez votre parole (Honour your Word)
Un documentaire de Martha Stiegman, Productions Multimonde, 2013.
Tenez votre parole raconte l’histoire de la petite communauté de Lac Barrière, dont les rêves et la détermination dépassent de loin la grandeur de leur réserve. Prêts à tout pour protéger leurs terres et obtenir le respect de leurs droits et coutumes, Marylynn et Norman nous entraînent en plein cœur d’une résistance et d’une culture historique. À l’heure où un vent de changement souffle sur l’ensemble des Premières Nations, le bras de fer avec le gouvernement qui s’intensifie laisse supposer que l’issue de ce conflit aura une résonance majeure dans la vie des Autochtones de l’ensemble du pays.