La littérature et la vie
Souvenirs ! Souvenirs !
Le bal au Kremlin, Curzio Malaparte, Paris, Gallimard, Collection L’imaginaire, 2013.
Vladimir Pozner se souvient, Vladimir Pozner, Montréal, Lux éditeur, 2013.
Par-delà leurs différences très évidentes tant sur le plan politique que littéraire, Malaparte et Pozner ont en commun d’avoir emprunté une trajectoire singulière, atypique, originale, qui se distingue de celle suivie par la plupart de leurs contemporains.
Des parcours atypiques
Né à Paris en 1905 de parents d’origine russe, Pozner retourne en Russie durant sa jeunesse et fait son apprentissage littéraire dans le milieu de la bohème culturelle de Saint-Pétersbourg où il fait la connaissance de plusieurs écrivains avec lesquels il demeurera lié, et qu’il évoque dans son livre de souvenirs. Il revient en France dans les années 1920, pratique le journalisme et fréquente les milieux intellectuels de gauche, rejoignant le Parti communiste en 1933 avant d’en être exclu en 1936, puis finalement réintégré en 1946, dans un rapport scandé par des prises de distance et des rapprochements successifs. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il se réfugie aux États-Unis, fréquente les milieux progressistes, se lie avec Oppenheimer un temps et subit, comme son ami Brecht, alors aussi en Amérique, les foudres du « maccarthysme ». De retour en France, il s’engage dans le combat anticolonialiste tout en continuant d’adhérer au Parti communiste dont il demeure un compagnon de route. Et il se consacre pour l’essentiel à sa carrière de journaliste et d’écrivain prolifique.
Malaparte, pour sa part, est né en Toscane, en 1898. S’éveillant très jeune aux questions sociales et politiques, il s’engage dès 1914, en tant que volontaire, dans la Première Guerre mondiale. Celle-ci terminée, il devient sympathisant puis bientôt militant du mouvement fasciste et soutient activement Mussolini. Esprit indépendant, il prend ses distances par la suite et critique le régime qui s’installe au pouvoir durant les années 1920, ce qui lui vaudra un emprisonnement de quelques années. Dans les années 1930, il se rapproche de la gauche, et plus particulièrement du communisme, et il séjournera un temps à Moscou dont il rapportera des observations et des souvenirs réunis dans Le bal au Kremlin, rédigé 15 ans plus tard, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.
La nouvelle aristocratie rouge
Dans ce récit nourri de son expérience directe du communisme en période pré stalinienne, Malaparte dresse un portrait dévastateur de la société soviétique qui se met en place au tournant des années 1930. Il la décrit, à la manière proustienne, comme dominée par une nouvelle « noblesse marxiste », déjà en pleine décadence, si peu de temps après la Révolution d’octobre, caractérisée par le fatalisme, la résignation, la passivité, la méfiance généralisée. Il est également frappé par son refus de procéder à son autocritique, les écrivains eux-mêmes évitant soigneusement de représenter la nouvelle classe dominante, préférant, autant par prudence que par volontarisme idéologique, évoquer un prolétariat aussi idéalisé que mythique dans leurs œuvres dites prolétariennes.
S’inspirant librement de Proust, Malaparte reconstitue l’atmosphère des soirées mondaines (à l’opéra, au théâtre) dans lesquelles cette nouvelle classe d’arrivistes et de parvenus se donne en spectacle, singeant les mœurs de leurs équivalents occidentaux, sans toutefois posséder leur sens du décorum, de la mesure et du bon goût, typique des classes aristocratiques en déclin d’Europe. « Chacun de ces aristocrates rouges, note l’écrivain, cherchait à imiter les belles manières occidentales : les femmes les manières de Paris ; les hommes celles de Londres ou, moins nombreux, celles de Berlin ou de New York. » Cette décadence sociale va de pair avec une répression politique des opposants qui procède par la mise à l’écart, l’exil, l’emprisonnement et l’assassinat de tous ceux et celles qui résistent le moindrement aux nouveaux maîtres et à Staline qui règne désormais par la terreur. Tout cela désespère Malaparte qui s’était rendu à Moscou par enthousiasme et qui en repartira complètement désillusionné et démoralisé comme son récit en témoigne pathétiquement.
L’art et la littérature de résistance
Militant et sympathisant du Parti communiste français, Pozner, pour sa part, a connu la période plus glorieuse de la Révolution russe, celle où elle fermentait souterrainement avant de triompher dans l’insurrection victorieuse de 1917. Écrivain en herbe, associé au tournant des années 1920 à un groupe littéraire dynamique, les « Frères Sérapion », il n’a pas assisté directement à la contre-révolution stalinienne, et il a gardé des contacts avec de nombreux écrivains russes indépendants ne se référant pas au réalisme socialiste. Il dresse donc un portrait contrasté et sympathique de plusieurs d’entre eux, de Victor Chklovski notamment, linguiste et critique qui a produit une œuvre importante dans un contexte difficile tout en demeurant fidèle aux idéaux révolutionnaires. Il évoque de même, de manière particulièrement touchante, la figure de Vsélovod Ivanov, ouvrier typographe originaire du Kazakhstan, vivant d’expédients, venu à la littérature en autodidacte, auteur de nouvelles et de romans remarquables, parfois réécrits par ce que l’on appelait en URSS des « rédacteurs », c’est-à-dire des réviseurs « orthographico-politiques », comme les décrit Pozner, et qui n’a pas arrêté d’écrire pour autant. Il représente pour le mémorialiste un des fondateurs de la littérature soviétique de qualité, à l’instar d’Isaac Babel, grand révolutionnaire, auteur de nouvelles parfaitement ciselées, destitué et envoyé dans les camps et vraisemblablement exécuté.
Le livre de Pozner, outre ce volet russe, offre plusieurs portraits de contemporains européens ou américains. J’ai déjà signalé ceux de Brecht, décrit dans son travail de création, au théâtre et au cinéma qu’il n’aimait guère, et d’Oppenheimer, sympathisant de gauche, converti aux vertus occidentales durant la période de la guerre, inventeur de la bombe atomique et du nouveau régime de terreur qui en découlera, représenté comme un personnage extrêmement ambivalent, généreux et sympathique et en même temps renégat dont Pozner prend ses distances avec une certaine tristesse. On y trouve l’évocation du grand cinéaste de gauche Joris Ivens, avec lequel il travaille à un projet de film grandiose, confinant à l’impossible, Les six fleuves, portant sur la condition humaine à l’époque contemporaine et qui ne sera jamais terminé. On y rencontre aussi des artistes comme Chagall, Picasso ou Buñuel dont il devient l’ami plus ou moins familier et qu’il décrit de manière très chaleureuse dans l’ensemble.
Dans les deux ouvrages, on a donc affaire à des reconstitutions d’époque à travers les figures de représentants particulièrement significatifs, décrits avec alacrité, d’une manière vive et enjouée qui en rend la lecture aussi instructive que réjouissante.