Le journalisme à l’ère Snowden

No 054 - avril / mai 2014

Médias

Le journalisme à l’ère Snowden

Philippe de Grosbois

Les documents fournis par Edward Snowden sur les activités de surveillance de la National Security Agency (NSA) américaine et de son allié britannique, le Government Communications Headquarters (GCHQ), ont suscité de nombreux questionnements sur les activités de nos États comme sur notre usage du réseau Internet. On a beaucoup souligné, à juste titre, le courage de Snowden devant les sacrifices qu’il a dû accomplir. Or, le tumulte provoqué par ces divulgations a aussi gagné le milieu journalistique, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. C’est ici qu’il faut saluer le travail des journalistes à qui Snowden a, non sans raison, choisi de faire confiance.

En 2005, le New York Times a reconnu avoir retenu pendant près d’un an des informations selon lesquelles le gouvernement de George W. Bush cautionnait des pratiques d’écoute téléphonique sans mandat judiciaire. D’aucuns ont reproché au prestigieux journal de ne pas avoir voulu intervenir dans la campagne électorale présidentielle de 2004. En 2013, Chelsea Manning a affirmé qu’elle avait tenté de contacter le New York Times et le Washington Post pour leur faire parvenir les centaines de milliers de documents en sa possession, sans succès. C’est ensuite qu’elle contactera WikiLeaks.

C’est dans ce contexte qu’Edward Snowden, avec ses milliers de documents en poche, a choisi de prendre contact avec Glenn Greenwald et la documentariste Laura Poitras. Greenwald n’est pas journaliste au sens corporatiste du terme : avocat constitutionnel de formation, il a été blogueur pour Salon.com, puis pour le Guardian. Sans faire partie de WikiLeaks, Greenwald a soutenu l’organisation à maintes reprises. En plus d’être en marge au sein du champ journalistique, Greenwald l’est aussi géographiquement, puisqu’il vit au Brésil depuis plusieurs années. De même, Poitras, qui filmera Snowden pour la première fois à Hong Kong, vit maintenant en Allemagne après avoir été interrogée plus de 40 fois par les autorités américaines en revenant chez elle.

Un journalisme « de confrontation »

Ce positionnement plus périphérique dans l’univers journalistique a fort probablement aidé Greenwald à développer une approche en rupture avec les codes admis au sein des médias d’information « classiques » [1]). Greenwald utilise souvent le terme de « adversarial journalism  » pour qualifier sa pratique, que je propose de traduire par « journalisme de confrontation ». L’expression m’apparaît convenir pour de multiples raisons. D’abord, ce journalisme se place par défaut en posture de méfiance et de défi à l’égard de l’État (et aussi, à l’occasion, des corporations), tenant pour acquis que les mensonges et les manipulations font partie des outils auxquels ont régulièrement recours les autorités pour asseoir leur pouvoir sur les citoyennes et les citoyens. Cette tradition de journalisme militant aux États-Unis remonte aussi loin que l’opposition à la métropole britannique dans les colonies américaines [2].

Par ailleurs, non seulement le journaliste se confronte directement aux gouvernements, mais il ou elle les confronte à des documents qui viennent remettre directement en cause leurs prétentions. Comme on a pu le voir avec le travail de WikiLeaks, Greenwald et les journalistes avec qui il collabore s’appuient systématiquement sur des fichiers gouvernementaux ou corporatifs, d’où l’importance capitale des lanceurs d’alerte (whistleblowers) dans cette pratique. À une époque où des quantités astronomiques d’information peuvent être numérisées et transférées à un tiers, les lanceurs d’alerte acquièrent donc une influence fondamentale, ce qui explique pourquoi ils et elles se voient si férocement pourchassés et punis.

Le journalisme de confrontation nous invite à revoir la fameuse notion d’objectivité journalistique. Si Greenwald n’est absolument pas neutre dans ses publications, celles-ci reposent néanmoins sur des données objectives qui sont analysées de manière rationnelle. Greenwald s’expliquait ainsi à BBC HardTalk en novembre 2013 :

« Le journalisme est basé sur la prémisse selon laquelle lorsque des gens agissent en position de pouvoir à l’abri des regards et font des affirmations pour justifier ce pouvoir qu’ils détiennent, ils sont souvent en train de mentir. […] Le travail du journaliste n’est pas d’enquêter sur d’autres journalistes qui interrogent ces représentants du pouvoir, mais de chercher à être responsable en exposant ce que ces représentants disent et en évaluant quelles sont les preuves qui soutiennent ces propos [3] »

De plus, les données sont fournies sans filtre – ou presque – au public. En cela, ce type de journalisme repose sur l’éthique développée par le mouvement du logiciel libre, selon laquelle la source du travail sur l’information doit demeurer accessible pour que chacun·e puisse la consulter de manière critique, voire la retravailler autrement.

Contre-attaque du journalisme « institutionnel »

Une bonne part du journalisme qu’on pourrait qualifier d’institutionnel fonctionne de manière inverse : les reportages sont présentés avec sobriété et font mine de respecter un certain « équilibre », tout en faisant preuve d’une remarquable opacité dans la manière dont ceux-ci sont construits et dans les a priori du ou de la journaliste [4].

Il ne faut donc pas s’étonner que plusieurs journalistes se voient ébranlés devant cette approche plus agressive, d’autant plus qu’elle révèle parfois, par ricochet, qu’ils et elles relaient régulièrement et de manière a-critique des affirmations gouvernementales jamais démontrées. Cette remise en question provoque en retour des réactions parfois vives à l’endroit de Greenwald, comme ce fut le cas à l’endroit de WikiLeaks et de l’un de ses porte-parole, Julian Assange, à l’époque du Cablegate [5]. Tout comme on a qualifié Assange d’« activiste », on réduit fréquemment le statut de Greenwald à celui de « blogueur » ou « columniste ». Plusieurs ont tendance à remettre en question le fait que Greenwald divulgue des dossiers de la NSA, ou même qu’il les ait en sa possession. C’est ainsi que Kirsty Wark, de BBC Newsnight, a orienté son entrevue, lui demandant dès le départ : « Pourquoi devriez-vous être l’arbitre entre ce qui est d’intérêt public et ce qui est vital pour la sécurité nationale  ? » Les questions évoquent parfois la Pravda des beaux jours de l’U.R.S.S. : David Gregory, animateur de l’émission Meet the Press, à NBC, demanda à Greenwald : « Dans la mesure où vous avez aidé et encouragé Edward Snowden, pourquoi ne seriez-vous pas vous aussi accusé d’un crime ? »

En Grande-Bretagne, là où la liberté de presse ne bénéficie pas de garanties constitutionnelles, c’est aussi de la part des autorités que la charge a été féroce à l’endroit du journal The Guardian, principal quotidien du pays à révéler des informations fournies par Snowden. En août 2013, on apprenait que des représentants du gouvernement avaient forcé le journal à détruire physiquement des ordinateurs et disques durs contenant les fichiers fournis par Edward Snowden. En décembre 2013, une commission parlementaire a demandé à Alan Rusbridger, éditeur au Guardian, de justifier les publications du journal. Rusbridger se fit même demander s’il « aimait son pays » par un député travailliste qui présidait la commission...

Ces attaques furent cautionnées, voire encouragées par certains journaux compétiteurs. En octobre 2013, un éditeur du Independent se demandait : « Si les services secrets nous avertissent que ces informations ne sont pas d’intérêt public, qui suis-je pour ne pas les croire ? » Le même mois, le Daily Mail publiait un éditorial à propos du Guardian intitulé « Le quotidien qui aide les ennemis de la Grande-Bretagne ». Journalisme militant, vous dites ?

Le caractère révélateur du journalisme de confrontation

Quelques mois plus tôt, dans une conférence, Greenwald commentait ce type d’attaques ainsi : « Ce débat est mené par des acteurs qui jouent le rôle de journalistes [...]. La raison pour laquelle ils le font est qu’ils prétendent être des adversaires du pouvoir politique, alors qu’en fait ils sont des serviteurs du pouvoir politique, ils en sont des appendices. Ils mènent toujours la charge contre toute personne qui dénonce le système politique à Washington parce qu’ils font partie de ce système. C’est ce système qui leur donne de l’oxygène et leur procure privilèges, richesse et accès. Et leur rôle véritable […] a été exposé avec plus de vivacité dans le dernier mois qu’il n’a été exposé depuis longtemps [6]. »

En fournissant les données brutes aux citoyen·ne·s, WikiLeaks, Glenn Greenwald et les journalistes de confrontation tentent de couper court à ce ronronnement politico-médiatique qui réconforte l’ordre établi en dépit du fait que de moins en moins de gens y adhèrent (ce que le discours dominant qualifie avec paternalisme de « cynisme »).

Au début de 2014, Greenwald, Poitras, Jeremy Scahill, Matt Taibbi et d’autres se sont lancés dans l’aventure de First Look Media, un projet exclusivement numérique financé par Pierre Omidyar, fondateur milliardaire d’eBay. On nous promet un site regroupant plusieurs publications, toutes basées sur cette approche à la fois agressive et rationnelle. La première revue en lice, The Intercept, a repris la publication des documents fournis par Edward Snowden. L’entreprise demeure embryonnaire et soulève des questions quant à son modèle d’affaires et à son indépendance, sur lesquelles il faudra revenir.

Chose certaine, on ne s’ennuie pas quand on observe les remous provoqués par Snowden dans les milieux journalistiques américain et britannique. Qu’en est-il du Canada et du Québec ? Pour le moment, bien peu de documents impliquant directement le Centre de la sécurité des télécommunications Canada (CSTC) ont été divulgués. Lorsque ce fut le cas, les informations furent principalement traitées par le penchant anglophone de notre société d’État, la CBC. En ce qui a trait au Québec, l’intérêt accordé par nos journalistes locaux est minime. Le Devoir, notamment, a préféré disséquer quotidiennement le projet de Charte des valeurs, renvoyant généralement les révélations d’Edward Snowden vers la page C5. Et pourtant, le CSTC canadien fait partie du partenariat Five Eyes, en compagnie des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande... Espérons, pour ces prochains mois, voir émerger des reportages plus dérangeants sur ces sujets dans le paysage médiatique québécois.


[1Une excellente analyse du rôle d’Internet dans la montée en puissance de cette nouvelle approche : David Sirota, « The Journalist Who Hacked the Old System », Pando.com, 3 décembre 2013.

[2Voir Jack Shafer, « From Tom Paine to Glenn Greenwald, We Need Partisan Journalism », Reuters, 16 juillet 2013.

[3J’ai traduit toutes les citations de cet article.

[4Un débat très intéressant à ce sujet entre Bill Keller, du New York Times, et Glenn Greenwald : « Is Glenn Greenwald the Future of News ? », NYTimes.com, 27 octobre 2013.

[5Voir Philippe de Grosbois, « WikiLeaks et les habits de l’empereur », À bâbord !, no 39, avril-mai 2011.

[6« Glenn Greenwald Speaks Out », 28 juin 2013, https://www.youtube.com/watch?v=Uulv4ve6RJ8

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