International
La crise politique en Ukraine et le rôle de la Russie
Le renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch en février dernier a généré une crise internationale trop souvent ramenée à ses aspects géopolitiques, même s’il faut admettre qu’il s’agit là d’une dimension importante. De même, l’insistance sur la division ethnique et géographique tend à obscurcir une réalité beaucoup plus nuancée. Dans l’analyse qui suit, je vais tâcher de faire ressortir quelques aspects occultés des événements qui secouent l’Ukraine et inquiètent le reste du monde depuis quelque temps.
Au départ, l’impopularité du régime Ianoukovitch était partagée tant pas les Ukrainiennes et Ukrainiens de l’Ouest que par les minorités russophone et russe. Certes, la base politique du président déchu, située principalement du côté de l’Ukraine russophone, n’a pas exprimé son opposition de manière aussi forte, mais il faut reconnaître qu’aucune manifestation de masse pour soutenir Ianoukovitch n’a été observée dans ce secteur de l’Ukraine. Et c’est parfaitement compréhensible : les manifestations du Maïdan, à Kiev, dénonçaient la corruption, revendiquaient une authentique liberté d’expression, une participation politique plus large des citoyens et citoyennes, une réduction des pouvoirs du président, etc. Ces manifestations ratissaient beaucoup plus large que l’extrême droite nationaliste à laquelle certains voudraient les réduire, même s’il ne faut pas sous-estimer le rôle de cette dernière, comme nous le verrons plus loin.
L’économie ukrainienne ne s’est jamais remise de l’effondrement du régime soviétique. Le PIB par habitant représente environ le tiers de celui de la Russie voisine. L’indice de développement humain (IDH) calculé par le PNUD [1] place l’Ukraine au 78e rang, la Russie figurant au 55e. Aucun gouvernement n’a apporté de solution durable au problème du niveau de vie. Cette situation explique le rejet, après une période plus ou moins courte, de l’élite du pouvoir. Elle explique également l’oscillation entre gouvernements tantôt pro-russes, tantôt pro-Union européenne. Ianoukovitch lui-même subissait la force d’attraction de l’un et l’autre pôle. L’échec de tous les gouvernements s’explique sans doute par l’incapacité des deux modèles de résoudre les problèmes liés au niveau de vie des larges masses. Depuis l’indépendance et la sortie du modèle soviétique, les principaux indicateurs sociaux se sont dégradés. Tant la Russie que l’Union européenne, chacune à leur manière, imposent un modèle capitaliste de développement. Dans ce cadre, le milieu des affaires ukrainien se divise pour déterminer s’il vaut mieux une Ukraine capitaliste périphérique par rapport à l’Union européenne ou une Ukraine capitaliste périphérique par rapport à la Russie.
À ce titre, ce n’est pas la division géographique/ethnique qui explique le conflit au sujet de l’avenir du pays, mais la division économique et sociale. Les régions fortement industrialisées se situent dans la partie orientale du pays, là où se concentrent les russophones et la minorité russe. Or, une intégration plus poussée à l’Union européenne causerait de grandes difficultés à l’industrie ukrainienne, qui serait tenue de se conformer aux normes techniques de l’UE. La reconversion des équipements coûterait des milliards de dollars, sans compter toutes les difficultés liées à la nécessité de développer de nouveaux marchés. Actuellement, environ la moitié de la production manufacturière est exportée en Russie [2]. La division économique et sociale, facteur fondamental, se trouve finalement accentuée par la division ethnique/géographique.
Un projet social pour contrer le néolibéralisme et le nationalisme
En dépit de ces divisions, l’idée de partition de l’Ukraine ne bénéficie pas – pour le moment – d’un appui majoritaire du côté des russophones et de la minorité russe, exception faite de la Crimée, qui constitue un cas à part. Certaines forces politiques cherchent à alimenter le nationalisme, de part et d’autre. Ainsi, le nouveau gouvernement s’est empressé d’annuler la loi de 2012 qui reconnaissait le caractère officiel de la langue russe dans les régions russophones [3]. La présence, au sein du nouveau gouvernement, d’Ukrainiens ukrainophones membres de l’extrême droite saurait difficilement apaiser la méfiance de la minorité russe [4]. Mais pour l’instant, le désir d’unité semble malgré tout l’emporter. Les clivages géographiques/ethniques ne sont pas inconciliables ni aussi tranchés qu’on le laisse entendre dans l’univers médiatique. « L’âge, le statut social, le niveau d’éducation, le milieu urbain ou rural sont des éléments essentiels de la pratique linguistique et des attitudes politiques, au-delà de l’appartenance régionale [5]. En 1991, plus de 75 % de l’électorat de la minorité russe a appuyé l’indépendance de l’Ukraine ou, plus exactement, sa sortie de l’URSS.
Mais pour éviter que les questions identitaires finissent par l’emporter, le mouvement démocratique doit prendre un caractère social. L’orientation pro-capitaliste du nouveau régime pourrait finir par stimuler l’éclosion d’un projet social marqué à gauche, mais ce n’est pas certain. Tout est question de rapports de force, de conscience politique et d’organisation du mouvement ouvrier. En attendant, les autorités issues du Maïdan nomment des oligarques à des postes clés dans les régions de l’Est [6]. On évoque les méthodes imposées à la Grèce pour sortir de la crise. Le nouveau premier ministre, Arseni Iatseniouk, « l’homme de Washington », a promis de mettre de l’avant des mesures « très impopulaires » et que s’il réussit à obtenir l’aide du FMI, il allait – volontairement – « devenir le premier ministre le plus impopulaire de l’histoire de [son] pays [7].
Le retour de la Crimée en Russie : une réaction à la politique d’étouffement de l’OTAN
La Russie s’inquiète évidemment de ces secousses politiques chez son voisin. On peut comprendre la peur panique qu’un mouvement semblable finisse par remettre en cause le régime Poutine, fragilisé par des perspectives économiques plutôt sombres et de plus en plus critiqué pour ses entorses à la démocratie et ses politiques sociales. La fermeture de sites internet critiquant l’attitude du gouvernement russe dans la crise ukrainienne en témoigne. Pour l’instant, toutefois, le peuple russe n’a pas une compréhension claire de ce qui se passe en Ukraine et semble retenir principalement la thèse officielle du gouvernement voulant que des nationalistes extrémistes ukrainiens s’en prennent à la minorité russe des régions de l’Est [8]. Un sondage a d’ailleurs révélé qu’environ 70 % des Russes appuyaient les positions de leurs dirigeants face à l’Ukraine et à la Crimée. Le gouvernement de la Fédération de Russie profite ainsi des événements pour faire valoir sa mainmise sur la Crimée, région autonome « donnée » à la république soviétique d’Ukraine en 1954 et peuplée majoritairement de Russes. Cette péninsule, considérée comme stratégique, abrite la flotte russe de la mer Noire, à Sébastopol. Mais il y a plus.
Depuis l’effondrement du régime soviétique, l’OTAN n’a eu de cesse de se rapprocher des frontières de la Russie. La sécurité militaire se situe au cœur des préoccupations des différents États, et la Russie ne fait pas exception. Trop souvent, les États les moins puissants en paient le prix. C’est ainsi qu’à la suite du refus des États-Unis d’accepter de créer une zone neutre entre l’Allemagne et l’URSS, Staline a procédé à la mise en place de régimes à l’image du sien en Europe centrale et orientale. À l’inverse, l’effondrement du régime soviétique et l’éclatement de l’URSS en 1991 a incité l’Alliance atlantique à accepter de nouveaux États autrefois membres du Pacte de Varsovie, et même trois anciennes républiques soviétiques, en 2004. Or, sous George W. Bush, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était un objectif avoué, objectif qui n’a jamais été formellement remis en question sous Obama. Dans ce contexte, la Russie peut à bon droit prétendre que les États-Unis et leurs alliés cherchent à l’étouffer. Essayons d’imaginer comment réagirait le gouvernement états-unien si des événements semblables s’étaient déroulés à Ottawa ou à Mexico, amenant à la frontière nord ou sud des États-Unis des forces politiques déterminées à passer dans le camp d’une alliance militaire ennemie… L’intervention russe en Crimée constitue certainement un geste destiné à mettre un terme au rapetissement de ce que la Russie considère comme faisant partie de sa zone de sécurité.
En conséquence, les sanctions que veulent imposer les États-Unis, le Canada et l’Union européenne à la Russie ne pourront que jeter de l’huile sur le feu. La Russie ne pourra jamais accepter que l’Ukraine devienne membre de l’OTAN, tout comme elle ne l’a pas accepté pour la Géorgie en 2008. Si les gouvernements des pays dits occidentaux prétendent agir dans l’intérêt de la démocratie et du droit à l’autodétermination, ils doivent cesser d’instrumentaliser la nation ukrainienne pour accroître leur puissance face à la Russie. Ainsi, les soldats russes retourneront dans leurs casernes et les Ukrainiens pourront réfléchir eux-mêmes à leur avenir et, espérons-le, faire triompher un projet de société progressiste susceptible de les unir plutôt que de céder aux démons du différentialisme identitaire.
[1] Programme des Nations unies pour le développement, Rapport 2013, http://hdr.undp.org/en/countries
[2] À l’inverse, la Russie perdrait elle aussi un client important pour la vente de ses équipements. Aleksandr Gabouïev, Elizaveta Sournatcheva et Sergueï Sidorenko, « L’aigle à plusieurs têtes : qui a influencé la politique ukrainienne du Kremlin ? », Kommersant-Vlast, 3 mars 2014. http://www.kommersant.ru/doc/2416461
[3] Le président par intérim, Oleksandr V. Tourtchinov, a toutefois opposé son
[4] Sept membres du gouvernement appartiennent à l’extrême droite, dont quatre au parti Svoboda [Liberté]. Andriï Parubiï, fondateur du Parti national et social d’Ukraine, parti fasciste ayant adopté le style du Parti national-socialiste d’Adolf Hitler et devenu le parti Svoboda, dirige le Conseil national de sécurité. Son adjoint est un membre du Secteur droit, autre organisation d’extrême droite, aux méthodes souvent violentes.
[5] Anna Colin-Lebedev, Alexandra Goujon et Ioulia Shukan, « La diversité de l’Ukraine échappe aux grilles de lecture traditionnelles », Le Monde, 5 mars 2014. Disponible en ligne sur <http://www.lemonde.fr/> . »
[6] C’est le cas de Sergueï Tarouta, nommé gouverneur de la région du Donbass
[7] Kenneth Rapoza, « Washington’s Man Yatsenyuk Setting Ukraine Up For Ruin », Forbes Magazine, 27 février 2014. Disponible en ligne sur : <http://www.forbes.com/> »
[8] Une manifestation a tout de même rassemblé 50 000 personnes le 15 mars dernier, à Moscou, pour dénoncer la politique du gouvernement russe à l’égard de la Crimée.