Culture
Le peuple de la rivière Kattawapiskak
Un scandale canadien
À la fin du mois de novembre 2011, les Québécois, les Canadiens anglais et les membres des nations autochtones ont subitement appris que la cheffe du peuple cri de la région d’Attawapiskat, Theresa Spence, avait fait appel à la Croix-Rouge canadienne pour que des agents de cet organisme aident de nombreuses personnes de sa communauté à surmonter les problèmes majeurs de logement qu’elles éprouvaient durant une période de froid polaire (environ - 50 degrés Celsius).
Manifestement courroucé par cette démarche de la dirigeante autochtone auprès d’une institution réputée, le premier ministre conservateur canadien, Stephen Harper, a prétendu que la réserve était mal gérée, laissant entendre que la communauté d’Attawapiskat devait recevoir une aide administrative immédiate afin de résoudre une problématique dont il jugeait les leaders cris responsables. Cette attitude intransigeante a suscité la révolte de la cheffe du conseil de bande, qui a refusé d’accueillir à Attawapiskat le comptable Jacques Marion, délégué par le gouvernement fédéral prétendument pour améliorer les états de compte de la réserve. Il s’en est suivi un bras de fer entre les représentant·e·s du conseil de bande d’Attawapiskat et le gouvernement conservateur, qui a ultérieurement débouché sur la grève de la faim de Theresa Spence et la création du mouvement Idle No More.
Cependant, avant que ce groupe de contestation ne prenne toute son ampleur, la chevronnée cinéaste crie Alanis Obomsawin a choisi de se pencher sur les tribulations des Autochtones de la région ontarienne subarctique située au nord de Timmins dans le moyen métrage documentaire Le peuple de la rivière Kattawapiskak [1] (2012). Fidèle à elle-même, Obomsawin dépeint dans cette œuvre sociopolitique la lutte des Autochtones pour l’affirmation de leur propre identité et l’amélioration de leurs conditions de vie.
Une réalisation souple et minutieuse
En solide cinéaste de terrain, Alanis Obomsawin a recours à une mise en scène réaliste à travers laquelle elle pose un regard très concret sur les résidantes et résidants de la réserve d’Attawapiskat. Plutôt que de se lancer dans une lourde démonstration touchant à l’exploitation de l’ensemble des Autochtones du Canada, elle traite du cas des Amérindiens concernés de manière méthodique et précise. Utilisant une syntaxe très variée sur les plans visuel et sonore, la cinéaste appréhende avec à-propos le rythme de vie propre au peuple cri d’Attawapiskat. En ce qui concerne la photographie, la documentariste s’est adjoint la collaboration de très bons opérateurs (Martin Duckworth, principalement), qui s’adaptent adroitement à l’esthétique minimaliste d’Obomsawin. La caméra qu’ils utilisent s’avère particulièrement mobile, ce qui leur permet de montrer diverses composantes de l’existence quotidienne des Autochtones.
De plus, le style direct adopté par la cinéaste imprègne sa narration d’une remarquable authenticité. Jamais le spectateur de bonne volonté n’entretient-il le sentiment que l’on a orienté les témoins dans une voie idéologique particulière. Avec lucidité, Alanis Obomsawin s’attache à représenter les espaces domestiques singuliers qui différencient les Cris d’Attawapiskat de la très grande majorité des citoyen·ne·s des pays riches et industrialisés : ceux-là demeurent, en effet, dans des maisons insalubres, dépourvues d’un chauffage adéquat, d’eau chaude, voire d’électricité.
Dans cette optique, on pourra apprécier la démarche d’intervieweuse d’Obomsawin auprès de Lisa-Marie, une jeune mère de famille qui tente d’élever ses enfants dans des conditions très difficiles. La cinéaste-narratrice crée un climat de confiance avec son témoin et lui pose des questions opportunes, sans s’imposer. De manière limpide, cette jeune femme décrit les problèmes auxquels elle est confrontée quotidiennement en raison du manque d’eau chaude et d’électricité qui caractérise sa demeure. Évitant de verser dans le misérabilisme, l’intervenante révèle au spectateur que le simple fait de donner un bain à un enfant constitue une activité fort exigeante pour elle, attendu le peu de moyens dont elle dispose. Visuellement, la réalisatrice souligne l’inconfort de la résidence de Lisa-Marie en nous montrant un mobilier inadéquat et les nombreuses couvertures qui servent à réchauffer les résidants de cette « maison » lorsque le froid devient insupportable.
L’utilisation habile de la narration en voix hors champ
Sur le plan sonore, la réalisatrice utilise avec perspicacité la narration en voix hors champ. En effet, on remarque qu’elle évite avec constance de s’accorder trop d’importance afin de saisir pleinement son sujet : on la sent vraiment à l’écoute d’une population qu’elle fait découvrir au spectateur de manière graduelle. En d’autres termes, la démarche d’Obomsawin est exempte d’un subjectivisme complaisant à la Jacques Godbout (Le mouton noir [1992], Traître ou patriote [2000]), puisque la documentariste crie transmet adéquatement au public la connaissance objective qu’elle a acquise.
Parmi les passages au cours desquels la cinéaste se sert habilement de la narration hors champ, il convient de citer celui où elle relate, de manière synthétique, l’histoire méconnue du peuple cri d’Attawapiskat. Dans la région où ces Autochtones s’étaient préalablement établis, des chasseurs blancs se livraient à la traite de fourrures pour la Compagnie de la Baie d’Hudson (au début du XXe siècle). Toutefois, on n’a guère développé les infrastructures susceptibles d’améliorer le sort des Cris vivant sur ce territoire subarctique. Au fil du temps, on a fait construire des maisons rudimentaires pour ceux-là, mais elles n’étaient pas en mesure de résister aux intempéries. Incontestablement, les faibles investissements effectués par le gouvernement fédéral au sein de cette réserve ont engendré un manque de ressources rédhibitoire pour les Autochtones, lesquels doivent composer avec des conditions climatiques particulièrement hostiles.
De plus, au cours des trois dernières décennies, il y a eu un accroissement démographique important de cette population. Or, on n’a pas procédé à la construction d’un nombre de maisons suffisant pour répondre adéquatement aux besoins croissants des Amérindien·ne·s. Cela dit, des représentants de la couronne britannique ont signé une entente [2] en bonne et due forme avec les Autochtones du district ontarien de Kenora en 1905. Cependant, ni les autorités de la Grande-Bretagne ni le gouvernement canadien n’ont ultérieurement cru bon d’honorer un traité qui accorderait plus de droits aux Cris qu’ils n’en ont actuellement. En s’inscrivant lourdement dans la continuité de cette politique irrespectueuse envers les Autochtones, le gouvernement Harper adopte une position opposée à celle qui lui permettrait d’aider les Cris d’Attawapiskat à surmonter les graves difficultés socioéconomiques avec lesquelles ils et elles doivent composer.
Un gouvernement indifférent au sort des Autochtones
Avec à-propos, Alanis Obomsawin introduit dans son documentaire des extraits de débats à la Chambre des communes du Canada. Plus précisément, elle nous montre l’indignation (feinte ou réelle) de députés fédéraux de l’opposition face à la situation déplorable qui prévaut à Attawapiskat en 2012. Subséquemment, on constatera que les représentants du gouvernement de Stephen Harper répondent aux questions de leurs interlocuteurs avec une troublante désinvolture et ne manifestent pas la volonté de résoudre les problèmes de logement criants des Amérindiens et Amérindiennes d’Attawapiskat. Parmi les comportements les plus indélicats qui caractérisent le gouvernement conservateur, il importe de considérer une déclaration du ministre des Affaires autochtones de l’époque, John Duncan, qui, contre toute logique, affirme à des représentants des médias que l’on s’affaire à résoudre les problèmes de logement des Cris en leur permettant d’occuper temporairement la maison de guérison ainsi que l’aréna d’Attawapiskat. Toutefois, grâce à une enquête effectuée par Alanis Obomsawin, on ne tarde pas à découvrir que les propos tenus par Duncan étaient fallacieux puisque aucun indice ne laissait entendre que l’on avait réellement l’intention d’inciter les Autochtones à aller occuper ces bâtiments, inadaptés aux besoins des personnes concernées. Par le biais de cet exemple emblématique, la cinéaste souligne éloquemment que le gouvernement Harper n’a aucune intention d’améliorer les conditions de vie des Cris d’Attawapiskat, ainsi que celles des Autochtones de l’ensemble du Canada.
Deux ans déjà se sont écoulés depuis qu’Alanis Obomsawin a réalisé Le peuple de la rivière Kattawapiskak. Évidemment, cette œuvre reste d’actualité puisque les problèmes de logement qu’ont vécus les Cris de la réserve d’Attawapiskat demeurent entiers, tandis que d’autres populations autochtones connaissent le même type de difficultés, au Québec ainsi qu’au Canada anglais. À défaut de pouvoir atténuer les tracas des uns et des autres, Alanis Obomsawin représente avec acuité une réalité que nos élu·e·s réussissent trop souvent à occulter. Malheureusement, les nombreuses restrictions budgétaires que le gouvernement fédéral a récemment imposées à des organismes comme l’Office national du film du Canada (ONF) et Téléfilm Canada rendent la production de ce genre de films nettement plus ardue que par le passé. Cela s’avère déplorable parce que ce sont les métrages engagés, et non le cinéma de simple divertissement, qui permettent aux publics du Québec et du Canada anglais de développer une conscience politique indispensable à une action citoyenne éclairée. Enfin, souhaitons qu’Alanis Obomsawin parvienne à surmonter ces nouveaux obstacles pour réaliser d’autres documentaires de qualité. D’autant plus que la cinéaste a réussi cette fois-ci – contrairement à ce qui avait été le cas dans Kanehsatake, 270 ans de résistance (1993) – à éviter de sombrer dans le manichéisme pour créer une œuvre équilibrée, transculturelle qui traduit bien la détresse des Autochtones de la réserve d’Attawapiskat. En conséquence, on aurait tort de mésestimer la portée éminemment humaniste de son propos.
[1] Le mot Kattawapiskak constitue une variante orthographique du terme Attawapiskat. Cela signifie « entre deux rochers » en langue crie. En évoquant le lien des Autochtones avec la rivière, la réalisatrice suggère la relation harmonieuse de ceux-ci avec la nature.
[2] Selon le témoignage de Theresa Spence, il s’agit du Traité numéro 9.