Lumière sur un peuple invisible

No 022 - déc. 2007 / jan. 2008

Les Algonquins

Lumière sur un peuple invisible

Une entrevue avec Richard Desjardins et Robert Monderie

Claude Rioux, Claude Vaillancourt

Après L’erreur boréale, Richard Desjardins et Robert Monderie nous arrivent avec un autre film choc. Le peuple invisible révèle les misères du peuple algonquin, dépossédé de son territoire. Ce film nous force à réfléchir sur la condition des autochtones, sur la place qui leur revient auprès de nous, et sur le drame particulier d’un peuple abandonné. À bâbord ! a rencontré les deux cinéastes.

À bâbord ! : Richard Desjardins, à quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à la cause des Amérindiens, en général ?

Richard Desjardins : À Rouyn, où je vivais, il n’y avait pas d’Indiens. J’ai toujours pensé qu’il n’y en avait jamais eu, jusqu’à ce que je m’attarde au nom des lacs – qui leur ont été volés ! La première fois que je me suis intéressé à eux, j’étais assistant mesureur. Je suis allé dans le Parc La Vérendrye et je suis tombé sur un campement. Ils avaient l’air vraiment dans la misère. Les enfants étaient malades. Quelques années plus tard, en Bolivie, j’ai traversé un autre campement et j’ai ressenti une impression de déjà vu. Ça a été un germe.

AB ! : Comment êtes-vous passés des Amérindiens en général aux Algonquins en particulier ?

Robert Monderie : En 1990, la revue Recherches amérindiennes au Québec a fait un numéro sur les Algonquins. On s’est alors aperçu qu’on ne connaissait rien d’eux. Pour les Inuits, les Montagnais, les Cris et les Mohawks, ça allait. Les vieilles tribus algonquines s’appelaient Abitibi, Témiscamingue… Étant donné que la notion de territoire est pour nous un thème important, ce sujet nous semblait intéressant à aborder, d’autant plus que nous n’en connaissions rien.

AB ! : Vous avez réussi à créer un climat de confiance qui vous a permis de recueillir des confidences parfois troublantes. Comment avez-vous fait ?

R. Monderie : Après L’erreur boréale, ils nous ont bien reçus.

R. Desjardins : Ils étaient confiants. Même les Algonquins anglophones savaient que j’étais chanteur. Nous ne sommes pas arrivés en sauvages avec notre caméra. Nous avons pris notre temps. Ce sont les structures de production à l’ONF qui nous ont permis cette approche. Les premières fois où nous allions dans les réserves, nous nous installions devant le dépanneur ou le conseil de bande, et nous attendions. Les chiens sont venus nous voir en premier, puis les enfants…

R. Monderie : On ne coinçait personne avec des rendez-vous.

AB ! : Y a-t-il un moment où vous avez senti que le contact devenait plus facile ?

R. Monderie : Ça dépendait des communautés.

R. Desjardins : Robert est allé voir le chef de la première communauté que nous avons abordée, un anglophone avec un grand pouvoir sur les siens, et lui a demandé : « We would like to make the history of the Algonquin people, we would like to shoot here. » Le chef nous a répondu : «  It will not be necessary » !

AB ! : Vous parlez de différences entre les francophones et les anglophones. Avez-vous senti l’existence de deux cultures parmi les Algonquins ?

R.Monderie : Ils ont deux commissions scolaires. C’est un drame pour eux. Ils jonglent avec trois langues…

AB ! : Dans Le peuple invisible, on suggère qu’une solution aux difficultés des Algonquins serait une réappropriation du territoire. D’ailleurs on peut faire un lien avec L’erreur boréale, puisque les deux films traitent d’atteintes profondes au territoire. Est-ce que ce lien est justifié ?

R. Monderie : Cette démarche de réappropriation est celle de tous les Indiens au Canada. Depuis la reconnaissance des droits ancestraux en 1982 dans la Constitution, les Indiens ont des droits sur leurs territoires. Mais ni les tribunaux, ni les gouvernements ne les ont définis. Chez les Indiens aujourd’hui, il y a une importante culture de la revendication territoriale. On évacue souvent la question du territoire : mais il faut mettre fin à la dépendance des Algonquins par le versement de redevances sur les ressources naturelles.

R. Desjardins : Et il leur faut un plus grand espace pour respirer.

R. Monderie : Comme les Innus. Ces derniers ont réussi à se faire reconnaître un vaste territoire. Mais dans tous les cas, ces territoires restent soumis aux lois de la province. Ce ne sera jamais le free for all, comme certains le craignent.

R. Desjardins : À propos du territoire, il ne faut jamais oublier que dans le processus de la colonisation, entre les Indiens et les Blancs, il y a eu les compagnies. En Abitibi, ce sont les compagnies qui sont entrées avant les colons blancs. Toutes les ressources naturelles sont sous contrat, ce qui est un gros problème pour les régions, et d’autant plus pour les Indiens. Les compagnies minières et Hydro-Québec – qui se comporte comme une entreprise privée – s’accaparent les ressources…

AB ! : Comment arrivez-vous à combiner, d’une façon très efficace, le genre documentaire, une approche parfois très pédagogique et des propos qui soulèvent l’indignation ?

R. Monderie : Nous aimons beaucoup l’histoire. Nous sommes tous deux nés en 1948, la première génération de Blancs nés en Abitibi. Nos parents venaient d’ailleurs au Québec. Pour Le peuple invisible, nous avons divisé le film en deux parties, en nous intéressant d’abord à l’histoire officielle et en la traitant de façon pédagogique. Nous avons aussi fouillé les archives, les archives nationales à Ottawa et à Québec, les archives des oblats, celles à Rouyn et au Témiscamingue. On a fait le tour. Puis nous avons senti avoir le droit de raconter comme nous le voulions l’histoire à partir des années 1950.

R. Desjardins : Il n’y avait pas beaucoup de documentation sur le sujet. Robert a trouvé deux études. Sur pellicule, presque rien. Tout ce que nous avons trouvé est dans le film !

AB ! : Quelles ont été les premières réactions au film ?

R. Desjardins : Les Algonquins l’ont bien accueilli. Mais c’était dur pour eux. Ils en étaient dérangés. On leur mettait leur histoire en pleine face ! Après la première, deux chefs n’ont pas dormi de la nuit. Les scènes à propos des viols au pensionnat étaient particulièrement troublantes. Lorsque nous filmions, chaque fois que nous abordions le sujet avec une victime, elle se mettait à pleurer.

R. Monderie : Nous n’avions pas prévu développer ce sujet. Mais il revenait régulièrement lorsque nous abordions quelqu’un de notre âge. Quatre ou cinq fois de suite, des chefs plutôt costauds se sont confiés sur les abus dont ils ont été victimes… Ils tenaient à en parler, même si c’était insoutenable. Au montage, nous avons constaté que nous ne pouvions pas esquiver ce sujet. Nous étions très nerveux à la présentation du film. Si les Algonquins nous avaient dit : « On ne veut rien savoir de votre film », nous nous serions sentis très mal.

R. Desjardins : La réaction des Blancs en général, nous la verrons quand le film sera à l’écran. À Rouyn, lors de la première, les Blancs ont eu une magistrale leçon : ils se sont fait raconter l’histoire d’un peuple en Abitibi.

AB ! : Vous n’avez pas joué le méchant Blanc contre le bon Indien et vous avez montré les problèmes inhérents à la communauté. Était-ce une de vos inquiétudes face à la réaction des Algonquins ?

R. Desjardins : Nous avons cependant choisi d’évacuer les questions spirituelles, qui sont importantes pour eux. C’est un sujet avec lequel nous n’étions pas très à l’aise. Les Algonquins sont demeurés très religieux, catholiques, malgré tout ce qu’ils ont subi. Je me disais : « Un curé t’a violé et tu continues d’aller à la messe ? » Nous n’avons pas observé d’anticléricalisme flagrant.

AB ! : Que répondez-vous à ceux qui prétendent que vous vous attaquez au gouvernement du Québec, mais pas à celui du Canada ?

R. Monderie : Les provinces ont été créées par le gouvernement fédéral, et elles sont propriétaires du territoire. Si bien que lorsque les Indiens veulent négocier, ils doivent le faire avec les provinces. Il faut donc sensibiliser l’opinion publique québécoise si on veut faire avancer leur cause. Nous n’avons pas escamoté le rôle du fédéral. Il faut en fait plutôt parler d’une collusion totale, et qui se maintient, entre les deux niveaux de gouvernement. En fondant les provinces, il ne restait plus de place aux Indiens.

R. Desjardins : le Québec a acquiescé à tout, en ce qui concerne les réserves, les pensionnats. C’est la réalité.

AB ! : On disait, chez nos voisins du Sud, que le bon Indien est un Indien mort. Chez nous, ce serait un Indien assimilé…

R. Desjardins : À moitié mort !

AB ! : Dans le film, on comprend comment cette assimilation est bien sûr non souhaitable, mais surtout impossible lorsqu’on hérite d’une culture millénaire.

R. Desjardins : J’étais surpris de constater à quel point les Algonquins que nous avons rencontrés aimeraient mieux crever ensemble plutôt que d’aller vivre à Montréal.

AB ! : Au sujet du rôle des Oblats, dans un document d’archive que vous présentez, on voit à quel point on prépare les petits Indiens à vivre dans la « modernité ». Y avait-il une intention de les transformer en petits salariés au service des grandes compagnies ?

R. Monderie : C’était l’intention du gouvernement. Au départ, les missionnaires oblats allaient vers les Indiens alors qu’il n’y avait personne d’autre dans leurs territoires. Quand les camps de bûcherons et les colons sont arrivés, il y avait des missionnaires colonisateurs et d’autres qui s’occupaient des Indiens. Puis, les missionnaires se sont occupés exclusivement des colons. Les Indiens conservaient leur mode de vie. Il fallait changer ça. Les missionnaires sont revenus vers eux.

AB ! : Il y a beaucoup de plans sur les enfants dans votre film. Est-ce pour nous donner une forme d’espoir ?

R. Monderie : C’est qu’il y a beaucoup d’enfants dans les réserves ! C’est par l’éducation que les Algonquins pourraient s’en sortir. Mais le système scolaire a des années de retard. Les professeurs ne sont pas très motivés. Souvent, après trois mois, ils sont brûlés. Les problèmes d’alcoolisme dans les réserves sont majeurs et perturbent l’enseignement. C’est un sujet que nous avons abordé rapidement dans le film. Ce qui se passe dans les écoles est tragique.

Thèmes de recherche Cinéma, Nations autochtones, Histoire
Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème