Au mépris des droits des Autochtones
La conquête du Pôle Nord
par Bastiste Foisy
Alors que la course au pôle précipite la militarisation de l’Arctique, les populations nordiques canadiennes restent tenues à l’écart du débat. C’est comme si on réglait la souveraineté du Québec sans les Québécoises.
Avril 2007. La tension est palpable au centre de commandement de Yellowknife. La relationniste a beau répéter à la demi-douzaine de journalistes entassés dans le salon des officiers que c’est avec grand plaisir que les Forces canadiennes les reçoivent, à voir l’air interdit du brigadier général Christine Whitecross, commandante en chef de la Force opérationnelle interarmées du Nord (FOIN), on se doute bien qu’elle se serait passée de ce point de presse impromptu. Elle balaie méticuleusement l’assistance du regard, relève la tête et résume enfin la situation : « Nous ne comprenons pas ».
Le détail qui échappe à l’armée, ce sont les motifs qui incitent les Premières nations Dehcho à dénoncer le débarquement que préparerait, selon eux, l’armée canadienne dans leur territoire ancestral. C’est un malentendu, insiste Whitecross, l’Opération Narwhal est un exercice routinier qui vise à entraîner les Forces à répondre à des situations d’urgence dans le Nord canadien. C’est pour la sécurité et la souveraineté nationale, assure-t-elle.
Mais dans son fief de Fort Simpson, le chef des Dehcho, Herb Norwegian, voit l’affaire d’un autre œil. Celui qui proclame la souveraineté de son peuple sur 212 000 km2 de terres au cœur des Territoires du Nord-Ouest ne s’explique pas de quel droit le Canada entend déployer l’armée chez lui, sous prétexte d’affirmer la sienne de souveraineté. « Pour nous, c’est un affront à nos terres et à nos droits », dit-il. « On pourrait même dire que c’est un exercice d’intimidation des Dehcho ». Il affirme n’avoir été ni consulté ni averti et réclame une rencontre « de gouvernement à gouvernement ». Puisque l’exercice en question doit simuler une attaque terroriste dans la vallée du Mackenzie, le grand chef suggère que le Canada « utilise l’excuse du terrorisme pour faire flotter son drapeau sur nos terres » [1] .
Deux jours plus tard, l’armée débarque comme prévu à Fort Simpson où elle est accueillie par des manifestants armés… de tambours traditionnels. Cet incident diplomatique, passé plus ou moins inaperçu, éclaire une facette peu abordée du discours sur la souveraineté canadienne en Arctique : les investissements réalisés pour militariser le Nord se font sans consulter les communautés nordiques.
Déné, Inuit, Gwich’in, Inuvialuit, Tlicho, Chipwyan, Tutchone, Métis, plus d’une douzaine de nations peuplent les Territoires du Nord, en plus de la population migrante. Il est impossible de réduire à un seul point de vue l’opinion multi-voix du Canada circumpolaire. Mais à défaut d’un processus de consultation établi, les gouvernements du Nunavut, du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest se sont résolus à produire une déclaration commune afin de présenter leur position à Stephen Harper, qui allait d’un moment à l’autre annoncer son Plan nordique.
« Pour que les habitants du Nord continuent de jouer le rôle de gardiens de la souveraineté canadienne, le Nord a besoin de communautés viables », suggère le document publié en quatre langues, en mai dernier [2]. « Les habitants du Nord ont besoin d’appuis pour bâtir des communautés où ils peuvent avoir une vie saine ; où ils ont des possibilités d’emplois, d’éducation et de formation ; où ils peuvent élever leurs familles dans des foyers adéquats, convenables et abordables ; où les services de santé et les services sociaux sont comparables à ceux qui sont offerts dans le reste du pays ; et où ils peuvent bâtir l’avenir pour eux-mêmes et leurs enfants ».
On connaît la suite. Harper a tout misé sur la Défense. Plus de sept milliards de dollars sont engagés dans la construction de navires de guerre, d’un centre d’entraînement martial et d’un port militaire, ainsi que dans le recrutement des Rangers, les réservistes autochtones. Pas un sou pour les populations nordiques.
L’annonce de ces investissements a été reçue avec une certaine amertume à Iqaluit, où l’on attendait depuis plusieurs années déjà les engagements fédéraux pour la construction du port en eaux profondes. Cette infrastructure est vue comme un élément essentiel au développement économique du territoire. Il n’y a aucune route au Nunavut et une plus grande mobilité des marchandises et des individus est fortement souhaitée.
Les communautés d’Iqaluit, Cambridge Bay et Tuktoyaktuk étaient toutes candidates à l’accueil du port. Or, au grand étonnement des Nunavummiut, c’est plutôt le site de Nanisivik qui a été retenu. Nanisivik est une ex-ville minière abandonnée (et détruite !) depuis 2002 où les perspectives d’un usage civil du port sont à peu près inexistantes.
Au lendemain des annonces, la mairesse d’Iqaluit, Elisapee Sheutiapik, déplorait à la chaîne locale CBC North le choix du fédéral et indiquait qu’un port situé dans la capitale aurait pu servir de centre de services pour les communautés éloignées, ce qui ne sera pas le cas, selon elle, à Nanisivik.
Le sergent Manasie Kilikishak du corps des Rangers, résidant d’une communauté située non loin du futur port, craint pour sa part que le projet ait des impacts négatifs sur la faune et la chasse [3].
La femme politique gwich’in Cece Hodgson-McCauley, célèbre dans tout le Denendeh pour ses opinions de droite bien campées, se dit également opposée au projet de port arctique. « Je pense qu’on ferait mieux de renforcer la côte ! […] Ramenez les troupes et la ligne DEW », écrit-elle dans sa chronique hebdomadaire du News/North. « Et nous devons compléter la route du Mackenzie » [4], ajoute-t-elle. Comme à chaque semaine.
Paul Kaludjak est président de la société Nunavut Tunngavik Inc. (NTI) qui administre les revenus tirés de la mise en œuvre de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut. Ce chasseur et homme d’affaires est, au sens de la loi du moins, le porte-parole officiel des Inuit du Nunavut. Rejoint via une ligne satellitaire qui finira par couper au milieu de l’entrevue, Kaladjuak se dit « pas trop en désaccord » avec l’idée que le Canada doive démontrer sa souveraineté dans l’Arctique. Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, « nous avons nos préoccupations ». Au premier chef, il note le choix malavisé de la solution militaire : « Nous préférerions qu’on investisse dans les gens plutôt que dans les vaisseaux de guerre. Nous n’avons pas besoin de bateaux, nous avons besoin de gens, nous avons besoin des Inuit ». Surtout, il souhaite que son peuple soit partie prenante des décisions. « Les Inuit doivent être impliqués », martèle-t-il. Jusqu’à présent, signale l’ancien Ranger, les Inuit n’ont « à peu près pas » été consultés. « C’est très minimal. On apprend les décisions d’Ottawa le jour des annonces. C’est comme une surprise ».
En vertu de l’Accord sur le Nunavut, les Inuit ont abdiqué leur souveraineté historique sur le territoire contre l’engagement du Canada de le développer et, notamment, de leur retourner une partie des revenus tirés des ressources. Selon le président de NTI, la loi est loin d’avoir été entièrement mise en œuvre. Cela n’empêche pas le Canada de clamer sa souveraineté par la bouche de ses canons.
Vus du Nord, les montants alloués à la militarisation de l’Arctique sont colossaux : les navires pour patrouiller le Passage du Nord-Ouest coûtent l’équivalent de deux fois et demi le budget annuel des gouvernements du Nunavut, du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest réunis.
Si Paul Kaludjak avait autant d’argent à sa disposition, le dépenserait-il de la même façon que Stephen Harper ? « Non, pas du tout ! » Sa priorité serait plutôt d’assurer aux résidants du Nord un niveau de vie comparable à celui des autres Canadiens. « Et ça coûterait moins cher ».
La convoitise industrielle pour les ressources minières et gazières du Grand Nord, véritable enjeu derrière le débat international sur la propriété de l’Arctique, attise aujourd’hui une nouvelle course au pôle. Les huit États ceinturant le cercle arctique sont déterminés à démontrer leurs droits fonciers sur un Nord bientôt libre de glaces et ouvert à l’exploitation. Tôt ou tard, cette course se soldera par une entente internationale — ou une confrontation armée. Ce que le journaliste américain McKenzie Funk entrevoit comme « la dernière grande partition impériale » [5]. On ne peut que souhaiter que, le moment venu, les populations nordiques, tant celles du Canada que celles des autres États circumpolaires, soient, au moins pour une fois, invitées aux discussions.
[1] Dehcho First Nations, « Troops at Fort Simpson will not be welcomed », communiqué émis le 13 avril.
[2] Une vision nordique, document préparé par les gouvernements du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut, mai 2007.
[3] « Northerners divided over proposed Arctic military facilities », cbc.ca/north, 13 août 2007.
[4] « Cece is off to Ottawa », News/North, 15 octobre 2007. La « ligne DEW » est une série de stations radars érigées par le gouvernement américain dans l’Arctique canadien durant la Guerre froide. Aujourd’hui abandonnée, la ligne a laissé sur place une grande quantité de déchets dangereux constituant une des pires catastrophes environnementales du Nord. Après avoir soutenu que la tâche incombait aux Canadiens, Washington a consenti en 1992 à défrayer le sixième du coût des travaux de nettoyage.
[5] Funk, McKenzie, « Cold Rush », Harper’s Magazine, septembre 2007.