Chronique Éducation
Accommodements scolaires : des questions qui attendent vos réponses
par Normand Baillargeon
Le document de consultation préparé pour la Commission Bouchard-Taylor [1] expose les enjeux que soulèvent les accommodements raisonnables et, plus largement encore, la question des modalités et de la dynamique d’intégration des immigrants, ainsi que les principales options qui peuvent être défendues sur toutes ces questions. On y trouve notamment (p. 33-34) un intéressant exercice de simulation, destiné à aider chacun à se situer sur tout cela. Il permet de prendre une mesure de la diversité et de la complexité de certaines questions qui se posent en théorie comme en pratique. Dans cet exercice, on vous demande de vous mettre à la place « d’un juge, d’un gestionnaire d’institution publique (école, hôpital, service gouvernemental ou municipal…) ou d’un directeur d’organisme (entreprise, association sportive…) soucieux de répondre aux besoins de sa clientèle de manière responsable et éclairée » et qui doit répondre à une demande d’accommodement. Vous devez à ce titre, bien entendu, prendre en compte et respecter les droits et libertés de la personne, prévus par nos chartes, ainsi que les valeurs de la société d’accueil, mais les situations auxquelles vous allez faire face vous demanderont de mettre également en jeu une conception de la laïcité, de l’espace public, de la dynamique d’intégration ainsi qu’un ou des modèles de rapports interculturels. Ce n’est pas toujours simple ou évident. Vingt-deux situations hypothétiques de demandes d’accommodement sont présentées et, à chaque fois, vous devrez dire si : 1. vous êtes d’accord (pour accéder à la demande) ; 2. vous êtes d’accord à certaines conditions ; 3. vous êtes en désaccord à certaines conditions ; 4. vous êtes en désaccord ; 5. vous ne savez pas. Inévitablement, une telle simulation est imparfaite : on ne connaît par exemple ni les circonstances particulières de la demande, ni son contexte, ni les personnes impliquées etc. Mais elle reste très éclairante. Surtout — et c’est là où je voulais en venir —, elle met bien en évidence la place centrale de l’école dans tout ce débat — ce qu’on constate d’entrée de jeu en remarquant que pas moins de 13 des 22 situations hypothétiques proposées concernent l’école et l’éducation.
Voici ces 13 situations :
1. Permettre, pour des raisons religieuses, à un enfant de manger autre chose que le menu habituel de sa garderie ou de la cafétéria de son école.
2. Consentir des efforts particuliers, de la part de l’enseignant et des élèves de la classe, pour faciliter l’apprentissage d’un enfant d’immigrant qui ne parle ni français ni anglais.
3. Autoriser un élève à abandonner un cours optionnel pour s’inscrire à un autre, parce que le contenu du premier heurte certaines dispositions de sa religion.
4. Exempter un élève d’un cours obligatoire parce que son contenu heurte certaines dispositions de sa religion.
5. Changer, pour certains élèves, l’horaire d’un examen qui coïncide avec une fête religieuse.
6. Dans une école, givrer les vitres autour d’une piscine ou d’un gymnase pour éviter que des jeunes filles en maillot de bain ou en tenue de sport ne soient vues par des personnes de sexe masculin.
7. Si les conditions le permettent, désigner officiellement un local comme lieu de prière dans une université.
8. Permettre que, provisoirement, des parents immigrants communiquent avec des responsables scolaires dans une autre langue que le français (dans le secteur francophone) ou l’anglais (dans le secteur anglophone).
9. Permettre le port du foulard musulman dans les classes.
10. Faire en sorte que la réalité des communautés culturelles soit davantage représentée dans les manuels scolaires.
11. Autoriser, dans une université, la formation d’une association étudiante séparée, regroupant uniquement des membres d’une même confession religieuse.
12. Permettre le port du kirpan en format réduit à l’école, enveloppé et attaché sous les vêtements.
13. Programmer, pour des raisons religieuses, des leçons de natation séparées pour les filles et les garçons dans les écoles.
Une quatorzième situation ne concerne pas spécifiquement l’école, mais pourrait tout à fait s’y appliquer : supprimer les décorations de Noël dans une institution publique parce qu’elles heurtent certaines convictions religieuses.
Vous en conviendrez sans doute : ce n’est pas évident du tout. Et il y a tout lieu de se méfier autant des personnes qui proposent des réponses dogmatiques et intransigeantes à ces questions que de celles qui estiment qu’il n’y a pas de problème : les unes comme les autres prouvent seulement qu’elles n’y ont pas assez pensé.
Dans les paragraphes qui suivent, je voudrais simplement expliquer comment et pourquoi ces questions nouvelles sont apparues — dans l’ensemble de la société, sans doute, mais tout particulièrement en éducation — et essayer de montrer pourquoi elles sont si complexes. Je ne dirai pas ici ce que je pense (je l’ai déjà dit dans ces pages et ailleurs) et serais heureux si ce qui suit vous aidait à réfléchir à la question.
La politique de la reconnaissance
La philosophie politique libérale — et le modèle d’éducation du même nom — placent au centre de tout le reste un individu qu’il faut rendre rationnellement autonome par l’éducation et qui sera demain le citoyen actif de la société libérale. Or, beaucoup de critiques de ce modèle ont récemment cherché, tout en réaffirmant une part essentielle de ses valeurs, à montrer que cet individu coupé de ses liens d’appartenance communautaire est abstrait au point de ne pas exister. Nous n’existons, disent en un mot ces critiques, que dans un horizon d’appartenance culturelle, communautaire, religieuse, sexuelle et ainsi de suite, dont on ne peut en aucun cas en faire abstraction pour prétendre s’adresser à un individu qui ne serait ni homme, ni femme, ni croyant, ni athée, ni Québécois, ni Juif, ni ceci, ni cela. Les penseurs de ce mouvement s’appellent, fort justement, les communautaristes.
L’un d’entre eux, dans un texte célèbre, évoque cette nouvelle sensibilité par laquelle on comprend désormais à quel point des dimensions comme le sexe, la culture, la religion, etc., entrent en jeu dans la construction de l’identité d’une personne et pourquoi elles exigent respect de chacun de nous, ainsi qu’un ajustement de la part de nos politiques publiques. Apparaît alors une nouvelle exigence éthique et politique que ce penseur appelle une « politique de la reconnaissance ». L’avez-vous reconnu ? Il s’agit de Charles Taylor. Et il est indéniable que lui et les communautaristes mettent ici le doigt sur quelque chose d’important. Enfant, j’ai moi-même étudié en Afrique (il y a si longtemps…) et je peux témoigner que ma classe, comprenant un Québécois et des Camerounais, étudiait l’histoire de France de nos-ancêtres-les-Gaulois. Ce serait aujourd’hui impensable et c’est tant mieux. Les mouvements de population et d’idées du postcolonialisme, le déclin d’une arrogance occidentale, la perte de confiance en certaines valeurs tenues pour universelles, tout cela et bien d’autres facteurs ont pavé la voie à la politique de la reconnaissance, et l’on peut mettre à son actif, au moins en partie, des acquis aussi précieux que l’antiracisme ou l’antisexisme.
Pourtant, intégrer cette sensibilité et les exigences de la politique de la reconnaissance dans les équations que les 14 exemples cités plus haut nous demandent de résoudre n’est pas simple. Il faut pour commencer éviter de sombrer dans le relativisme, de maintenir et d’affirmer des valeurs que l’on juge importantes, sinon universelles, et de respecter les droits et libertés de chacun. Plus encore, il s’agit de faire tout cela dans le cadre d’une institution d’éducation, c’est-à-dire vouée à la transmission du savoir, au perfectionnement rationnel des individus et à donner aux enfants un avenir ouvert, dans lequel ils pourront librement faire des choix qui seront différents de ce que leur communauté leur a d’abord offert, éventuellement sortir de cette communauté.
Il faut aussi considérer que s’il est un sujet sur lequel les avis divergent de manière passionnelle, c’est bien la religion et plus encore sa place à l’école, une institution vouée au savoir. Et se rappeler encore, comme toujours, que nous vivons dans une société profondément et structurellement injuste, et dont les injustices économiques frappent souvent les nouveaux venus plus que d’autres.
Il s’agit enfin de faire tout cela sans exclure ni des enfants (car si des interdits conduisent à ce que des parents retirent leurs enfants du système d’éducation, alors celui-ci a perdu), ni des communautés tout entières — car en ce cas aussi le système d’éducation et toute la vie collective a perdu.
* * *
Voilà les données du problème. La laïcité républicaine, l’interculturalisme, le melting-pot américain, le multiculturalisme sont des moyens de le résoudre. Les accommodements raisonnables et diverses stratégies d’harmonisation culturelle sont autant des modalités d’ajustement de ces solutions à des cas particuliers qui surgissent partout, et notamment à l’école.
Voilà. Vous savez l’essentiel. À présent, à vous : comment répondez-vous aux quatorze questions que vous pose la Commission ?
[1] Accommodements et différences. Vers un terrain d’entente : la parole aux citoyens, Document de consultation, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2007, 34 p.