Chronique Éducation
Désobéissance civile et laïcité
Le cours d’Éthique et de culture religieuse
La Loi sur l’instruction publique du Québec prévoit (article 222) que « pour des raisons humanitaires ou pour éviter un préjudice grave à un élève, la commission scolaire peut, sur demande motivée des parents d’un élève, d’un élève majeur ou d’un directeur d’école, l’exempter de l’application d’une disposition du régime pédagogique. » La chose est rare, on le devine, mais elle se produit parfois. C’est justement le cas ces temps-ci.
Plusieurs parents ont invoqué cette clause pour obtenir pour leur enfant une exemption du nouveau cours d’Éthique et culture religieuse qui, depuis la rentrée, est obligatoire à tous les niveaux d’enseignement (sauf en troisième secondaire). Pour justifier leur demande, ces parents ont justement allégué que ce cours causait un préjudice grave à leur enfant. Or, ce fut en vain, dans tous les cas.
Devant le refus des commissions scolaires impliquées de faire jouer en leur faveur l’article 222, certains de ces parents ont choisi de simplement retirer leur enfant du cours litigieux. Un dialogue visant la recherche d’un compromis s’est alors instauré entre ces parents et les commissions scolaires. Mais, dans quelques cas au moins, la situation est restée entièrement bloquée. À la fin de l’année 2008, coup de théâtre : l’école secondaire Joseph-Hermas-Leclerc, de la Commission scolaire de Val des Cerfs, à Granby, a suspendu six élèves qui boycottaient ces cours.
Quand on y pense, la sentence est bien lourde, d’autant que ce cours n’est pas nécessaire pour l’obtention du diplôme… et qu’il entend promouvoir des vertus comme le dialogue, la tolérance et le vivre-ensemble. Les parents contestataires, on le devine, n’en resteront pas là et certains d’entre eux, à Drummondville, ont déjà entrepris des démarches judiciaires. Il reviendra donc aux tribunaux de trancher.
Une situation prévisible et un problème très ancien
Nous étions plusieurs à prédire que ce cours provoquerait de telles controverses. En effet, et comme on pouvait s’y attendre, certains parents croyants y voient une relativisation de leur foi, qui dans le cours est mise sur le même plan que toutes les autres. D’autres parents, athées ou agnostiques, s’offusquent de ces bondieuseries, du refus d’assumer pleinement la laïcité dont ils témoignent et du fait que l’on y noie la dimension éthique de la formation, qui est pourtant, elle, souhaitable. D’autres s’indignent de la place (toujours jugée trop restreinte) faite à leurs croyances dans le cours. Tous ces gens sont susceptibles de demander des dérogations. Les tribunaux devront trancher la question, on l’a vu, et cela prendra sans doute pas mal de temps.
Assez de temps, en tout cas, pour se demander ce qui peut bien justifier l’obligation de fréquentation des écoles administrées par l’État et financées (en totalité ou en majeure partie) par lui.
La chose nous semble aujourd’hui aller de soi et la défense de l’école publique (à fréquentation obligatoire) est désormais un cheval de bataille des progressistes. Mais il n’est pas inutile de se rappeler pourquoi la plupart des progressistes et des libéraux, à une époque pas si lointaine où de tels systèmes étaient seulement envisagés, entretenaient une grande méfiance à l’endroit de la prétention de l’État à mettre sur pied et à administrer un tel système.
Quand on relit les textes de ces penseurs (je pense à des libéraux classiques comme Adam Smith (1723-1790) ou John Stuart Mill (1806-1873), mais aussi à des penseurs plus radicaux, comme les anarchistes), on est frappé par l’ampleur et la profondeur de leurs craintes.
Résumons leurs principaux griefs.
Une école administrée par l’État et imposée à l’ensemble des citoyens leur semble d’abord une atteinte grave à la liberté individuelle de choisir pour son enfant le type d’éducation qu’on veut lui donner. Elle leur paraît aussi immanquablement conduire à la propagande et à l’endoctrinement, l’État et les classes dominantes ne pouvant manquer de faire servir à leurs propres fins une machine d’une telle puissance. Elle leur semble enfin la garantie d’une diminution de la qualité de l’enseignement qui sera dispensé, puisque les enseignants seront des fonctionnaires qu’aucune concurrence ne motivera à se surpasser.
Celui qu’on donne habituellement pour le fondateur de l’anarchisme, William Godwin (1756-1836), contemporain des premiers efforts de création des système publics d’éducation, les récusait de toutes ses forces et écrivait : « La réunion de l’influence du gouvernement avec celle de l’éducation est d’une nature plus formidable que l’alliance antique des deux puissances de l’Église et de l’État. Il faut réfléchir profondément avant de confier à des mains justement suspectes un si terrible instrument. »
Les débats autour du cours d’Éthique et culture religieuse donnent une singulière actualité à ces réflexions. De quel droit l’État peut-il imposer ce cours ?
On peut présumer que la plupart des intervenants dans ce dossier sont, si j’ose dire, de bonne foi – et je ne cache pas avoir la plus grande estime pour un de ses concepteurs, le philosophe Georges Leroux. En quête de légitimité pour leur position, ses défenseurs et opposants invoquent, dans un sens ou dans l’autre, qui des consultations populaires, qui le respect des droits et libertés, qui la législation scolaire, qui la tolérance, qui la formation de citoyens, qui le respect et la gestion de la diversité ; et tutti quanti. Rien n’y a fait et on devra s’en remettre à l’appareil judiciaire pour sortir de l’impasse.
La solution de la laïcité
Il y avait pourtant une solution possible, imaginée au cœur du libéralisme classique, au dilemme que nous pose le cours d’Éthique et culture religieuse, une solution de nature à calmer bien des craintes exprimées par les penseurs de cette tradition à l’encontre d’écoles administrées par l’État, craintes que nous aurions tort d’oublier. Cette solution, c’est le philosophe Condorcet (1743-1794) qui l’a trouvée.
Elle consiste à dire que l’État ne s’occupera pas d’éducation, sujet sur lequel il doit se déclarer incompétent ; et à entendre ici par éducation quelque chose comme une vision large du monde et de la place qu’y occupent les êtres humains, ainsi que les réponses à ces grandes questions que l’humanité se posent inlassablement et qui font l’objet d’incessants débats et controverses : la religion, à l’évidence, fait partie de cet ensemble, qui est renvoyé à la sphère privée. L’État respecte toutes ces opinions et le prouve en n’en reconnaissant aucune en son sein. De quoi s’occupe-t-il alors dans ses écoles ? D’instruction, répond Condorcet, c’est-à-dire de vérités de faits ou de calculs, démontrables publiquement – et c’est pourquoi cette instruction est publique, offerte à tous et gage de liberté et d’autonomie pour chacun.
Cette vision des choses, que je n’ai fait qu’esquisser, commande une vision de l’éducation – pardon, de l’instruction – publique et de la place à y faire aux croyances religieuses, qui ne peuvent être enseignées que de manière incidente (en classes de littérature, d’histoire ou de science, par exemple). L’État ne pourra pas aller même jusqu’à décider que c’est selon tel ou tel point de vue, fut-il généreux et ouvert, qu’on parlera de religion à l’école, où on se contentera de donner une instruction morale aux enfants.
Ces idées de Condorcet ont fait leur chemin et elles ont largement inspiré l’école républicaine française. Elles inspirent aujourd’hui encore le Mouvement laïque québécois. L’heure de cette laïcité est venue au Québec. Pourquoi n’en somme-nous pas encore là ? Une raison fondamentale – parmi d’autres et j’en conviens – est cette espèce de respect spontané et aveugle que collectivement nous avons encore trop souvent pour les religions et notre propension à leur accorder dès lors diverses formes de traitement préférentiel qu’on n’accorderait à personne et pour aucune autre raison.
Traitements préférentiels
En éducation, c’est justement et tristement le cas. C’est ainsi qu’on admet l’existence d’écoles confessionnelles, juives, musulmanes ou chrétiennes, qui suivent, de manière souvent très approximative, les programmes scolaires, qui dispensent un enseignement religieux et, ce qui est proprement scandaleux, sont par tolérance ou aveuglement volontaire dispensées, de donner le cours d’éthique et culture religieuse.
Un exemple récemment mis au jour par Marie Allard, de La Presse, concerne des écoles dites « évangéliques » primaires et secondaires situées à Montréal-Nord, Lachine, LaSalle, Dollard-des-Ormeaux, St-Lazare, St-Jérôme et Montréal. Si ces écoles primaires ont un permis, les écoles secondaires sont carrément illégales.
Pour mesurer toute l’incongruité de la situation, imaginez qu’il y ait, au Québec, un réseau de polyvalentes conservatrices, un autre d’écoles libérales, un autre encore d’écoles péquistes, puis d’écoles communistes et d’écoles anarchistes et ainsi de suite. Seuls les enfants de parents de l’allégeance politique de l’école y seraient admis. Le curriculum et toute l’activité de l’école en seraient tout imprégnés. C’est pourtant ce que nous faisons en tolérant des écoles religieuses réservées à des « petits musulmans » et à des « petits juifs » et ainsi de suite. Pauvres enfants. Pauvres innocentes victimes de la folie des hommes. Pauvres petits cerveaux dans lesquels on implante tant de folie, de stupidité, de haine et de bêtise. Pauvres petits humains, si tôt enveloppés de tant de ténèbres dont certains, hélas, ne s’extirperont jamais.
Il est grandement temps de procéder à la complète laïcisation de notre système scolaire et de repenser la formation morale à l’abri et à l’écart de l’enseignement non seulement de la religion mais aussi du fait religieux.
Par la même occasion, on libérera nos tribunaux de tâches imbéciles.