Culture
Irréductibles traces
Entrevue avec Dominique Grange et Tardi
Il y a des moments dans l’Histoire qui ouvrent des champs (chants ?) de possibles en rupture avec l’ordre établi et qui, par-delà la répression et la censure, laissent de multiples traces. De la Révolution française aux collectivités espagnoles de 1936, en passant par l’aventure du Che et de la Révolution russe, ces événements (au sens fort du terme) semblent tisser une trame dont il s’agit d’extraire les joyaux cachés. De tous ces moments, mai 68 brille encore d’un éclat qui en gêne plus d’un, y compris un certain président d’une certaine république. « Je veux tourner la page de mai 68 une bonne fois pour toutes », clame-t-il. Face à l’arrogance des puissants, le dessin et la chanson peuvent alors sembler des armes bien fragiles. Ce sont pourtant celles-là que Dominique Grange et Tardi ont empoignées en produisant un magnifique album BD-CD, 1968-2008… N’effacez pas nos traces !
Quand elle marche dans la rue, la colère…
Dominique Grange est entrée dans le mouvement de mai avec sa guitare. Enthousiasmée par ce qui se passait depuis Nanterre mais n’étant pas étudiante, elle se demandait quoi faire. Elle entend alors à la radio un chanteur, Leny Escudero, proposer d’apporter un soutien aux ouvriers en grève avec les chansons. « Alors, c’est commencé comme cela, je me suis retrouvée devant Renaud-Billancourt avec ma guitare et je ne suis pas rentrée chez moi pendant deux mois. Tout le monde était dans la rue, chaque jour le mouvement s’étendait et, comme un suspense, on se demandait jusqu’où cela irait. Je n’ai pas vécu cela comme une fête mais comme une aspiration extraordinaire avec ces voies qui s’ouvraient devant nous, un élan libérateur et très libertaire, pas maîtrisé par les partis qui, cependant, vont très vite le casser. On a tous été vaincu, à mon avis, par les révisionnistes et la social-démocratie, beaucoup plus que par les flics. Le Parti communiste, aujourd’hui, reconnaît implicitement, et quelques fois clairement, qu’il n’avait rien compris et qu’il est passé à côté de la dimension révolutionnaire du mouvement. Ce n’était donc pas qu’une simple petite fête joyeuse comme le dit une relecture de mai qui réduit les événements à une éruption d’acné et à des jeunes bourgeois qui sont dans la rue. Il y a ce côté-là, bien sûr, très libre, éclaté et jeune mais il y a aussi, pour moi l’essentiel, le mouvement social qui va modifier ma vie et ma compréhension des choses. La lutte des classes m’est tombée sur la gueule d’une manière que je n’avais pas vu venir, au contact des gens qui se battaient dans les usines. Des gens qui, dans un premier temps, avaient tout à perdre matériellement mais qui, dans un autre temps, avaient tout à gagner au niveau de l’émancipation, de la remise en cause des cadences et de la hiérarchie. Cet aspect anti-hiérarchique est d’ailleurs très important. On parle, ainsi, de la lutte anti-autoritaire des étudiants contre un certain savoir mais dans les usines c’était une dimension très forte avec la question de la réappropriation du travail et, éventuellement, de l’autogestion. »
Pour Tardi, l’entrée dans le mouvement de mai 68 s’est faite pas d’autres voies. « Moi, je ne suis pas dans les usines. À l’époque, je terminais mes études aux arts décoratifs. L’école, qui est en plein Quartier latin, est fermée et on se balade, on va à droite et à gauche, on écoute ce qui se dit dans les amphis et à la Sorbonne. On regarde ce qui se passe dans la rue et c’est vrai qu’il y a, au début, ce côté enthousiasmant. On a l’impression qu’il y a un vent de liberté qui souffle. Je me souviens de charges de flics, j’ai été quelques fois pris sur des barricades rue Gay-Lussac et je me rappelle des lendemains de manifestations avec les carcasses de voitures qui avaient cramé durant la nuit mais, contrairement à des gens dont on ne sait pas exactement ce qu’ils ont fait et qui se présentent comme de magnifiques soixante-huitards, je n’étais pas un meneur. Je n’ai jamais pris la parole dans un amphithéâtre, j’étais un observateur. Ce qui m’avait frappé, c’était cette libération au niveau du contact entre les gens, ceux-ci se parlaient dans la rue. Et puis, ce qu’on n’osait pas dire avant, on le voyait alors écrit sur les murs. Tout d’un coup, on avait l’impression que quelqu’un d’autre avait exprimé ce qu’on n’osait pas et cela, c’était très libérateur. »
Chacun de vous est concerné
Sur l’implication des milieux artistiques, pour Dominique Grange, ce sont les cinéastes qui ont été les plus actifs : « Plusieurs s’étaient organisés en collectifs. Ils produisaient des films qu’ils ne signaient plus individuellement, ce qui est hautement symbolique. Dans l’expression de mai 68, il y a plus de 600 films, documentaires ou ciné-tracts réalisés par ces gens appartenant à ces collectifs comme les États généraux du cinéma, le collectif ARC ou les groupes Medvedkine. Tous ces gens là ont fait des films formidables qui constituent autant de témoignages qu’ils ont d’ailleurs eu de la difficulté à exhumer car l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) s’est approprié tout cela et vend maintenant les images. Pas mal de films militants sont d’ailleurs passés à la trappe. Il y a eu cela, et puis il y a eu aussi l’Atelier populaire des beaux-arts qui produisait des affiches. Mais chez les chanteurs, c’était divisé, il y avait ceux Rive gauche, plus proche du Parti communiste et qui, très vite, ont suivi les instructions du Parti selon lesquelles il ne fallait pas trop parler aux ouvriers, ne pas leur dire de continuer, qu’il fallait rester unis avec les syndicats jusqu’à la victoire. On pouvait distraire les ouvriers mais sans plus. Et puis, il y avait les autres. Un entrefilet paru dans le journal L’Humanité disait qu’il ne fallait plus faire appel à certains chanteurs dans les usines parce que c’étaient des gauchistes, des anarchistes, des gens qui allaient mener la classe ouvrière à la provocation. On était donc assez divisé et, tout de suite après mai 68, il n’y a plus eu personne, les chanteurs sont retournés à leurs cabarets et à leurs galas. Moi, je ne pouvais plus travailler comme avant. Avec mai, je suis simplement devenu révolutionnaire. Je me suis alors complètement éloignée des milieux artistiques, car je n’avais plus rien à leur dire ou à faire avec eux, et j’ai rejoint un groupe maoïste où l’on militait 24 heures sur 24. Je me suis donc radicalisée et politisée ; auparavant, j’avais déjà chantée des trucs contre la guerre du Vietnam ou été à des manifs mais à ce moment-là, je me suis engagée à fond. »
Toujours rebelles…
À partir de ces propos où l’on ne sent aucun reniement face aux espoirs de mai 68, ce qui détonne par rapport aux relectures actuelles, on peut se demander quelle a été la réception, en France, de l’ouvrage. « Il n’y a pas eu beaucoup de presse ou de passage à la radio. » Dominique Grange censurée sur les ondes, elle en a l’habitude. Mais du côté de la Bande dessinée ? « Nous, on a fait cela parce que cela correspondait à quelque chose. Pour moi, dont le parcours est différent de celui de Dominique, mon militantisme passe dans mon travail. J’essaie de faire passer un certain nombre d’idées et, pour les faire passer, de capter l’attention du lecteur en racontant des histoires. C’est une démarche différente avec un moyen d’expression, le dessin, différent. Ici, cela correspondait au fait que Dominique réenregistrait ses chansons. C’était un travail d’illustration, de mise en image à partir des chansons. Cela ne me posait aucun problème puisque j’adhère totalement à ses textes, mais ma façon d’exprimer cela passe par un autre support et d’ailleurs, les illustrations ne suivent pas forcément mot à mot le texte. J’essaie d’amener une interprétation, ma vision de tout cela. Bon, sur la façon dont le livre a été reçu, il a été bien accueilli, il n’y a pas eu de truc dithyrambique ou monstrueux. D’ailleurs, l’idée de base du projet n’était pas d’amener un nouveau bouquin mais de produire un petit livret pour les enregistrements. C’est l’éditeur, face à la multitude d’ouvrages produits sur mai et qui n’avait rien, qui a proposé un livre. On ne s’y est évidemment pas opposé d’autant plus que les dessins ont été utilisé lors d’un spectacle. Cela dit, j’aimerais revenir sur le fait que mai 68 a changé beaucoup de choses chez moi et notamment au niveau du travail de bédéiste. Cela va changer pas mal mon approche de ce boulot, c’est-à-dire que je vais pas faire des histoires d’aventuriers ou de cow-boys. Quand Casterman me demande de trouver un personnage pour une série, ce sera un personnage féminin et pas par hasard, car il y a un très fort féminisme dans l’air. C’est à ce niveau là que cela va intervenir sur la façon d’utiliser et de concevoir la pratique de la BD comme moyen d’expression. Cela, c’est issu de 68, des choses qui ont changé. »
Des chansons
De ces changements, les chansons enregistrées par Dominique Grange en donnent une vision actuelle. Reprenant des airs plus anciens comme Les nouveaux partisans, souvent repris dans des manifs et par des jeunes de 20 ans, « J’avais aussi envie de leur chanter autre chose. Mais la chanson Pierrot est tombé [1], c’est exhumer une mémoire. On n’en parle jamais, mais Pierrot est mort pour la liberté et pour des idées. C’est quelque chose qu’on ne doit pas passer à la trappe. » Revenant sur la reprise par des jeunes d’airs plus anciens, Tardi souligne « que c’est comme cela qu’une chanson, un livre ou une BD fait son chemin. Cela peut avoir une influence dans la vie des gens et les amener à réfléchir et à se documenter. Moi, c’est dans ce but-là que je travaille, pas comme pédagogue mais pour que les gens aient envie d’aller un peu plus loin. C’est à eux, à la limite, de se renseigner. »
Art et politique
À la question de comment faire de l’art politique sans sacrifier le message ou l’œuvre, Tardi répond : « C’est, comme je le disais tout à l’heure, en racontant une histoire dans un genre défini, pour capter l’attention et ainsi passer mon message. C’est comme cela qu’on peut échapper aux tracts et aux vérités brutalement assénées. Je n’ai pas trouvé d’autres moyens de procéder ». Pour Dominique Grange, « Tout est nécessaire et les tracts, il en faut aussi comme l’agitation dans la rue, les graffitis et l’ensemble des formes d’intervention dans l’espace public pour passer les idées. Après, si on est plus impliqué dans les arts, c’est de le faire avec un support agréable et accessible aux gens, sans faire de l’esthétisme. Sans tomber dans le misérabilisme, le cliché ou la langue de bois, mais faire des œuvres où les émotions passent, des œuvres sincères. »
Projets futurs
Pour Tardi, avec la collaboration de Jean-Pierre Vernay, c’est la poursuite d’une série de publications sous formes de journaux et qui porte sur la Première Guerre mondiale. Chaque numéro traite d’une année de ce conflit qui peut nous sembler lointain mais qui est fondateur de notre époque moderne, ne serait-ce que par le caractère « scientifique » du massacre. Le projet sera complété, même si le répertoire est plus mince, par une recherche de chansons de l’époque comme la chanson de Craonne. Pour Dominique Grange, cela sera la sortie d’un nouveau CD intitulé Des lendemains qui saignent et qui portera sur ce monde qui s’ouvre devant nous. Mais comme nous l’a fait remarqué Tardi, ce monde est né, déjà, aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Comme quoi, il y a des traces qui sont indélébiles…
[1] Pierre Overney était un militant maoïste assassiné par les milices patronales de Renaud le 25 février 1972.