Claude Vaillancourt
Les années de bataille
Lu par Jacques Pelletier
Claude Vaillancourt, Les années de bataille, Montréal, Québec Amérique, 2008, 597 p.
Professeur de littérature, militant d’ATTAC-Québec, collaborateur d’À bâbord ! et de la revue Possibles, notre ami Claude Vaillancourt est aussi romancier à ses heures. Ce n’est pas pour autant un dilettante, un écrivain du dimanche ; il a déjà écrit et publié plusieurs livres, des romans et des essais et cette activité n’est pas un divertissement mais une composante essentielle de sa vie. À qui en douterait, on ne saurait trop conseiller la lecture du gros roman qu’il vient de faire paraître sous un titre, Les années de bataille, qui en signale très explicitement la visée et le programme.
À travers le destin de sept personnages exemplaires, il s’agit en effet d’évoquer le drame d’une génération, celle qui parvient à l’âge adulte au début des années 1980 et qui s’engage alors dans une lutte épuisante pour la reconnaissance sociale et pour l’argent au cours des décennies qui suivent et qui conduisent à notre temps. Ces personnages typiques incarnent divers univers sociaux, du monde des affaires et de la banque à celui de la danse contemporaine, en passant par le milieu universitaire, la sphère journalistique, le microcosme communautaire et alternatif. Par la description de ces espaces sociaux et des enjeux qui les traversent, le romancier propose un portrait kaléidoscopique d’une époque dominée par une soif inassouvissable de s’imposer à tout prix qui exige l’écrasement des autres et l’unique souci de soi.
Chaque personnage dessiné ici représente une petite planète refermée sur elle-même bien qu’elle entre parfois en interrelation avec les autres dans l’étrange chorégraphie qui régit le récit. Certains comme Xavière, la femme d’affaires ambitieuse, et Étienne, le journaliste frivole et parvenu, ou encore Stéphanie, la militante altermondialiste, et Alex, le comédien au destin changeant, constitueront même des couples promis bien sûr à des fortunes variables, à des hauts et des bas prévisibles dans cet univers déterminé par l’intérêt. D’autres demeureront seuls et voués à des destins tragiques comme l’illustrent les drames de l’étudiant Hugo, promis à un avenir universitaire radieux et qui ratera sa carrière aussi bien que sa vie elle-même, ou encore Chloé, la jeune prostituée amorçant sa carrière comme escorte de luxe et la terminant comme fille de rue avant de se suicider sur le pont Jacques-Cartier. Seule Clarisse, la danseuse et chorégraphe, réussira à dépasser le drame de la solitude dans l’exercice de son art et trouvera son accomplissement notamment dans le ballet qui constitue la dernière scène du roman qui réunit tous les personnages dans une sorte de chœur final, à l’exception des disparus, Chloé et Hugo, exilés depuis longtemps de la vie.
Les années de bataille se termine ainsi sur une mise en abîme astucieuse qui permet à la fois de récapituler et de synthétiser l’intrigue du récit et de mieux comprendre sa composition. Celle-ci est également présentée comme un sudoku, c’est-à-dire comme un jeu possédant des règles et une structure strictes (en l’occurrence sept personnages, sept parties elles-mêmes formées de sept chapitres) comme peut l’être aussi, à sa manière, un ballet. Cette rigueur, on la retrouve par ailleurs au niveau de l’organisation microscopique du roman aussi bien qu’au plan de ses grandes articulations. Elle accompagne et encadre la profondeur du propos que tient l’auteur sur l’époque à la fois glorieuse et abjecte du néolibéralisme triomphant dont le récit nous fait voir les effets sur les êtres de chair et de sang que symbolisent ses personnages exemplaires.
À lire donc pour une compréhension de l’intérieur d’une période en proie au vide et à la désolation comme le démontre si bien Zygmunt Bauman dans son dernier livre, Le présent liquide (Paris, Seuil, 2007), qui explique théoriquement ce que le roman de Claude Vaillancourt donne, pour sa part, à lire et à sentir.