La littérature et la vie
La misère sociale aujourd’hui
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Éditions du Seuil, 2014
Lors de sa publication l’hiver dernier, le roman d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, a provoqué un petit scandale lié autant, sinon davantage, à son statut qu’à son propos. Le jeune auteur français, qui venait tout juste d’entrer dans la vingtaine, de manière concertée ou maladroite on ne sait trop, interrogé par des journalistes, présentait alors son récit non pas comme une fiction, conformément à sa désignation générique, mais comme un témoignage directement inspiré par sa propre expérience dans l’univers social évoqué dans son livre. Ce qui entraîna du coup une réaction très vive à la fois de son milieu d’origine, plus précisément de ses notables, et de sa propre famille se reconnaissant dans le portrait de l’auteur, tout en niant sa véracité.
Délibéré ou pas, provoqué par l’éditeur ou pas, cet effet de brouillage a sans doute contribué à la diffusion de l’ouvrage, attirant l’attention sur la condition des couches sociales dominées et opprimées de la France « profonde » contemporaine, qui vivent dans des conditions économiques précaires, exclues de la vie sociale et politique et dont la protestation, lorsqu’elle s’exprime politiquement, prend souvent la forme d’un soutien électoral au FN.
Cette description crue passe cependant par un récit de forme autobiographique dans lequel le héros narrateur raconte sa rupture avec ce milieu, et plus particulièrement avec lui-même comme produit typique de celui-ci. Cet Eddy Bellegueule, nom reçu à la naissance et perçu comme parfaitement ridicule, témoigne pour lui de manière hyperbolique de sa dépossession et de celle, plus large, de la Picardie rurale à laquelle il appartient par son origine. D’où le désir fortement proclamé, à l’orée du « roman », d’en finir avec ce nom et tout ce qu’il symbolise.
L’auteur insiste plus particulièrement sur la violence et l’intolérance de ce milieu habité par un véritable culte d’une virilité confondue avec la dureté. On y fait son chemin dans la vie à coups de poing et en imposant sa domination par la force, apprentissage qui commence dès l’enfance, à la maison où les femmes sont battues, puis dans les cours d’école et les ruelles. Pour l’illustrer concrètement, il recourt à une double méthode : celle du « petit fait vrai », comme aurait dit Stendhal, dont la reconstitution est elle-même intégrée dans un portrait en forme de sociographie, du milieu où celui-ci se produit.
La « violence ordinaire »
Dès le deuxième paragraphe du livre, l’épisode traumatisant de la violence originaire, qui servira de paradigme et sera repris avec des modulations de nombreuses fois dans le récit, est formulé de la manière suivante : « Dans le couloir sont apparus deux garçons, le premier, grand, aux cheveux roux, et l’autre, petit, au dos voûté. Le grand aux cheveux roux a craché Prends ça dans ta gueule. » Suivent de nombreux coups et injures à connotation sexuelle, renvoyant à l’homosexualité présumée du narrateur, qui présente des traits jugés efféminés, considérés comme de véritables affronts par les deux garçons et la culture « virile » dominante qui nourrit leur comportement agressif.
Cette violence d’écoliers est en effet elle-même une manifestation d’un mode de conduite très largement répandu dans le milieu. On la retrouve sous la forme des bagarres qui interviennent à la sortie des cafés entre hommes saouls et dans les raclées que les époux infligent trop souvent à leurs compagnes. Ces dernières, par ailleurs, subordonnées aux hommes, ont tendance à s’en accommoder jusqu’à ce qu’elle prenne des formes intolérables. Dans cet univers machiste où elles sont promises dès le jeune âge à la maternité – c’est leur « vocation » –, elles sont vouées à la soumission et à la résignation qui conduisent souvent à l’aigreur et au ressentiment.
Dans l’univers familial transposé dans le roman, les hommes – le grand-père, le père, les frères, les cousins – sont, chacun à leur façon, dominateurs et violents dans le cadre toutefois d’une dépossession plus globale dont ils sont aussi des victimes. Le cousin Sylvain, par exemple, élevé à la dure, devenu tôt délinquant professionnel, est ainsi le produit, note le narrateur, d’« une violence de classe qui l’avait exclu du monde scolaire et, finalement, par une série de causes et d’effets, qui l’avait mené jusque-là, au tribunal ».
La violence « de classe »
Le héros narrateur comprend ainsi progressivement, au fil de l’expérience, que la violence qu’il subit est d’une certaine manière une expression malheureuse, condamnable mais déformée de la « vérité » profonde du milieu dominé et exploité auquel les siens comme lui-même appartiennent. Il en va de même pour sa mère dont la rage impuissante, qui tourne à vide, et le ressentiment, qui la porte à reporter ses malheurs sur les étrangers, et plus particulièrement sur les Algériens, sont les produits d’une trajectoire s’inscrivant dans un « ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacables », bref de ce que le sociologue Pierre Bourdieu dont l’auteur s’inspire manifestement, appelle des « habitus », attitudes et comportement liés au mode d’existence des sujets sociaux. C’est ainsi que la prise de conscience de soi est aussi dans ce récit un apprentissage social.
Cette révélation redouble, bien sûr, celle liée à la condition sexuelle, qui figure au premier plan dans le roman et qui en a assuré largement le parfum de scandale, en faisant un événement médiatique. Le narrateur insiste sur le fait que dans ce milieu brutal il doit opter entre le conformisme et la fuite. Il essaie d’abord d’épouser le modèle dominant, multiplie les tentatives pour devenir un dur et un tombeur de femmes. Il échoue dans cette entreprise contraire à sa nature et décide de s’exiler, d’abord dans la grande ville régionale qu’est Amiens et ensuite à Paris, où il fait le saut dans le monde nouveau pour lui qu’est la bourgeoisie, qui accepte mieux sa différence que son milieu d’origine. Ce faisant il devient, et il en est conscient, un transfuge de classe désormais promis à la culpabilité qui accompagne fatalement ce genre de reconversion.
On a donc affaire ici à un beau cas d’interférence où la stigmatisation sexuelle et la domination sociale se superposent et se renforcent l’une et l’autre et conduisent à une aliénation globale à laquelle le sujet qui en est victime ne peut échapper que par la fuite du monde qui est le sien. Le roman d’Édouard Louis, centré sur une exclusion singulière, est ainsi, et aussi, profondément social : il exprime la réalité de larges couches de la classe ouvrière française d’aujourd’hui, qui s’apparente au fond d’assez près, sous les différences de surface, à celle décrite par un Zola au moment de son surgissement dans la société industrielle de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. C’est ce qui assure largement son intérêt au-delà de l’histoire de cas de son héros, dans ce que l’on pourrait appeler la « leçon de Bourdieu » qui fournit le principe d’intelligibilité de la logique sociale qui régit cet univers social étouffant : celui de la domination.