Culture
Fêter à l’ère du capitalisme mondialisé
Sécurité + ordre + profit
Écho de formes de célébrations collectives anciennes, réminiscence de rassemblements rituels cycliques à caractère agraire et religieux, congrégation des arts, rencontre des peuples et des cultures, propagande étatique, fête militante ou corporation millionnaire, le festival est une pratique collective syncrétique dont les formes contemporaines témoignent de l’évolution et de l’état de l’art de la fête publique dans la culture occidentale. Qu’avons-nous donc en commun qui nous donne envie de nous rencontrer et de célébrer ?
La fête est excès
Les dionysiades évoquées par Nietzsche, le carnaval rabelaisien lu par Bakhtine, le potlatch de la côte pacifique fantasmé par Bataille, les réceptions de Jay Gatsby imaginées par Fitzgerald ou le party réalisé par Falardeau nous suggèrent que la fête implique un caractère prodigue et excessif. Moment de contingence et de grâce, moment dangereux aussi. Renversement, excès, défoulement, épuisement, illégalité. La fête a quelque chose de profondément gratuit – exprimant de manière unique une certaine expérience de l’existence.
Des adolescents meurent parfois étouffés dans leur vomi à force d’avoir trop bu ; des conducteurs en état d’ébriété s’abîment sur les routes de campagne après des soirées western trop arrosées ; un jeune homme s’est un jour lancé dans le feu de la Saint-Jean sur les plaines d’Abraham à Québec ; deux personnes sont mortes d’overdose au Festival VELD à Toronto cet été.
Paul Desmarais offre à son épouse une fête privée où, dans un décor imitant Versailles créé de toutes pièces pour l’occasion, Marc Hervieux, Luc Plamondon et Robert Charlevoix offrent leurs services pour mettre sur pied un cabaret digne des meilleures salles montréalaises présenté devant l’élite politique canadienne, toutes allégeances confondues – le thème du spectacle : la vie de Jackie et Paul.
Dans le village du sud du Québec où j’ai passé une partie de mon adolescence, on tenait annuellement un Festival de la gargouille – la plupart des participant·e·s ne savaient pas ce qu’était une gargouille, mais nous savions que cette semaine-là, sous le chapiteau installé près de l’aréna, on pouvait entendre des chanteurs locaux, boire pas mal trop de bière, manger des pogos et de la poutine pendant trois jours et assister, au moment fort du festival, à une impressionnante démolition de voitures.
La fête, dans sa dimension existentielle, comporte sa part de destruction, d’obscénité, de perte de contrôle, de gaspillage. Elle en est le signe, c’est peut-être son but. D’où un certain désir, d’aucuns diront une nécessité, de la sécuriser.
La fête est commun
Dans la fête, il s’agit également de l’expression d’une force sociale, irruption anonyme exhibant la puissance propre à ce qu’Aristote appelait le gouvernement par le nombre. Il s’agit d’un espace social stroboscopique – lumineux, éphémère, récurrent, où le peuple s’apparaît à lui-même, comme les peuplades grecques archaïques qui, lors de leurs processions annuelles vers les lieux de culte périurbains, s’y voyaient défiler au sein du paysage dont ils tiraient leur subsistance. La fête a un caractère public, elle manifeste un pouvoir secret et appropriable – celui du commun. Elle est voisine de la révolte.
Ainsi des défilés de la Saint-Jean qui ont tourné à la foire d’empoigne, petit Saint-Jean déboulonné, Pierre Perrault commentant la parade et détournant les ondes radio-canadiennes pour dénoncer les dauphins Alcan et le peuple colonisé, Trudeau pris à partie sur la tribune et autres samedis de la matraque ; premiers défilés de la fierté gaie, distribuant leurs valises de provocations et de vérité ; défilés de la fête du Travail, effigies de ministres qui brûlent et revendications pour des heures de travail décentes (lu sur une pancarte tenue par une travailleuse : « Travaillez sept jours et elle sera à vous : la tombe »).
Ainsi des apparitions politiques du Bread and Puppet Theater depuis les années 1960 ; Burning Man de la temporaire Black Rock City au Nevada depuis les années 1980, Carnival Against Capitalism de 1999 et ses émules ; états d’urgence de l’ATSA à Montréal, et plus récemment des campements d’Occupy dans les villes nord-américaines.
Ainsi de l’imposant pow-wow de Kahnawake, dont les débuts remontent à 1991, juste après les événements de la Crise d’Oka, qui reçoit des visiteurs·euses des communautés autochtones de partout dans le monde et des milliers de touristes, et dont les organisateurs, aux visées culturelles autant que politiques, se targuent de ne recevoir aucune subvention gouvernementale ; ainsi également de tout le mouvement des pow-wow sur le continent nord-américain qui se développe depuis les années 1950.
Ainsi de l’anti-sommet des Amériques à Québec en 2001, et les autres, où une programmation autonome et improvisée s’est mise en place dans les rues, où l’on utilisait librement les tribunes, où l’on se voyait, n’importe qui et tellement nombreux, amassé·e·s devant la clôture et repoussé·e·s par les escouades anti-émeute, exclu·e·s du cercle de ceux qui disaient représenter les démocraties ; fête militante réitérée de manière encore plus intense lors du Printemps érable en 2012.
La fête, dans sa dimension populaire – anonyme, spontanée, publique, imprévisible, commune –, contient quelque chose comme un ferment politique naturel. D’où un certain désir des institutions de la garder à l’ordre.
La fête est marchandise
Les auteures de Lâchés lousses [1] expliquent qu’à partir des années 1970, en réaction à l’activité sociale et politique associée aux événements d’Octobre et au mouvement indépendantiste, la forme contemporaine du festival s’est mise en place :
« Dans toutes les régions du Québec, les festivals se sont mis à pousser comme des champignons. Les municipalités ayant pris la relève du clergé, les fêtes s’appellent désormais le festival du bleuet, de la patate, de la petite fraise, du tabac, de l’oie blanche. C’est une façon de se mettre sur la carte, d’affirmer son identité en valorisant une production locale, le patrimoine ou l’histoire régionale. Certains y ont vu une solution au sous-développement économique qui commençait à se faire sentir. Les festivals sont devenus des attractions touristiques supplémentaires entraînant la plupart du temps des retombées économiques pour la région qui aspirait à la réussite et au prestige jusque là réservé aux seuls centres urbains. »
Les festivals se sont en effet multipliés au Québec depuis une cinquantaine d’années. En plus des divers festivals à vocation régionale, on pourra se rendre dans les festivals de films et de documentaires ; dans un des nombreux festivals de théâtre, littéraire, de musique classique, de chansons ou de contes qui contribuent à mettre en valeur un genre et les artistes qui en sont les praticiens et praticiennes, ou qui constituent des opérations de propagande financées par des industries intéressées : le défunt Festival de l’amiante de Thetford Mines, le Festival du film minier de Sept-Îles, le Bal de Neige d’Ottawa-Gatineau financé par l’industrie pétrolière et offert en collaboration avec l’armée canadienne, et autres festivals de la bière.
Et il y a les grands festivals à vocation internationale. Le Festival de jazz de Montréal, le Festival d’été de Québec, les Francofolies, le Carnaval de Québec, le Festival Juste pour Rire, devenus des institutions de référence et qui ont fait de nombreux émules : Festival Montréal en Lumière, Montréal complètement Cirque, Piknik Électronik, Osheaga ou le Festival western de Saint-Tite, élevé au rang de curiosité ironique d’intérêt national.
Dans tous les cas, ces rassemblements sont mis en marché et publicisés à l’échelle régionale, nationale et internationale, organisés par des promoteurs aguerris et commandités, formant des associations pour se représenter auprès des gouvernements. Leur activité se trouve principalement à la jonction de l’industrie culturelle et de l’industrie touristique, du capital et de l’État.
Le programme d’aide financière aux festivals du gouvernement du Québec, chapeauté par le ministère du Tourisme, vise précisément à « soutenir des festivals et événements touristiques qui positionnent la destination québécoise sur la scène nationale et internationale » et à « renforcer l’attrait d’une région touristique en lui associant un festival ou un événement touristique susceptible de prolonger le séjour des visiteurs ».
Les rassemblements festivaliers que nous connaissons aujourd’hui, du Festival de la gibelotte de Sorel-Tracy au bruyant Osheaga, sont des entreprises commerciales dont l’argument de vente est toujours celui des retombées économiques (plus l’assistance est nombreuse, plus les coûts sont élevés, plus les retombées sont importantes).
En somme, la fête en format festival est intégralement captée, mobilisée et appropriée par l’horizon d’accumulation du capital, sous le format du divertissement et du tourisme, en collaboration directe, explicite et systématique avec l’État. Ces festivals n’existeraient pas sans cet horizon.
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La fête d’aujourd’hui ne vise fondamentalement ni l’excès existentiel ni l’expression populaire. Elle vise de manière explicite l’augmentation du PIB par le biais de la capitalisation de la gratuité existentielle et de la puissance du nombre.
On se rencontre donc pour consommer et faire profiter les stakeholders, pour célébrer les dieux de la richesse collective. Le festival est un marché, une entreprise, une forme proéminente du capitalisme affectif. Et on est bien contents : la musique est bonne, le manger est bon, on a de belles photos, on a eu une belle fin de semaine, les enfants ont aimé ça. Mais comment, traversant ces théâtres du profit et prêtant nos plaisirs aux accumulateurs du divertissement top-down, s’assurer de préserver l’art de la fête, cultiver le savoir de l’excès et de la prodigalité, persévérer dans la fréquentation des forces obscures du bas ? Il faut encore trouver les moyens de se rappeler, contre les formes contemporaines du festival, que la fête, comme tout ce qui nous fait vivre, ne vient pas du magasin. « Changer la fête, nous disent les auteures de Lachés lousses, c’est aussi changer les rapports sociaux, changer la société. »
[1] Marie Chicoine et coll., Lâchés lousses : les fêtes populaires au Québec, en Acadie et en Louisiane, VLB éditeur, 1982.