Les non-lieux de la culture
Fétichisme et marchandisation de la culture
par Ricardo Peñafiel
Quand il s’agit de cerner la place de la culture dans les sociétés capitalistes contemporaines, le recours au concept marxien de fétichisme de la marchandise peut être d’une grande utilité [1].
Par ce concept, Marx cherche à rendre compte de la façon dont la valeur d’usage des objets, les rapports sociaux relatifs au travail et la qualité du travail individuel investi dans ces objets sont subsumés par la seule valeur d’échange. La valeur d’échange apparaît alors comme la seule valeur, le seul fondement des rapports sociaux et la seule manière de produire et de faire circuler les produits du travail créateur de l’humanité : l’humain doit d’abord se transformer en marchandise pour pouvoir vendre sa force de travail ; la terre et les ressources de toutes sortes (énergie, connaissances, matières premières, etc.) doivent pouvoir se mesurer à l’aune universelle du référent monnaie, valeur ou marchandise ; l’activité créatrice (ou laborieuse) n’acquiert un sens qu’en fonction de l’échange qui donne sa cohérence à l’ensemble social ; la consommation conquiert la sphère des besoins et des désirs pour les contraindre à s’exercer prioritairement dans un cadre générateur de profit ; la science se donne comme perspective « universelle » l’instrumentalisation de l’humain et de la nature en vue du profit ; le politique tend à se définir sous un modèle mercantile de concurrence, d’efficacité et d’augmentation du PIB, au nom duquel les fondements modernes du politique, comme la souveraineté populaire, ou toute autre forme de volonté générale imaginable, n’ont plus lieu d’être…
La culture n’est pas isolée des autres formes d’activité humaine : les rapports marchands la contraignent également à fonctionner au sein de ces mêmes schèmes de génération du profit. Ainsi, le capitalisme n’élimine pas la musique populaire (comme le blues) : il la parasite de manière à ce qu’elle ne puisse pratiquement plus se réaliser autrement qu’en fonction des exigences du show business. En outre, il la contraint à n’exister qu’en tant que marchandise, de telle sorte que les autres formes de création musicale sont condamnées ou bien à la disette ou bien à la folklorisation (c’est-à-dire à une mystification bourgeoise de l’origine nationale à travers la pétrification et l’aseptisation des manifestations populaires du passé). L’amour de la musique existe encore mais, tendancieusement, il ne se réalise plus que sous une forme marchande. Le même raisonnement s’applique à la littérature, au cinéma, à la peinture ou aux créations picturales, etc. Une fois que la forme marchande prend valeur de l’ensemble du processus de création culturelle, des accords multilatéraux peuvent être signés pour « défendre » aussi bien que pour soumettre la culture aux réglementations internationales de « libres » échanges de biens, de services et de propriété intellectuelle.
[1] Karl Marx, Le Capital, Paris, Flammarion, 1985, p. 68 et suivantes.