Culture à vendre
par Claude Vaillancourt
Les artistes produisant de grandes œuvres pensent rarement au marché. Leur travail se fait en fonction de hautes exigences, d’aspirations élevées, il exprime en profondeur – et souvent aussi avec légèreté – leur vision du monde et de la condition humaine. Leurs œuvres s’intègrent à un grand tout qu’on appelle la culture, avec laquelle se forme l’identité des peuples. Ces mêmes artistes seraient sans aucun doute surpris de constater comment leur art est traité dans les accords commerciaux internationaux.
La plupart de ces accords n’ont pas un grand sens de la nuance. Le libre-échange concerne en théorie tous les produits et services, sans que ceux-ci ne soient traités différemment, peu importe leur nature : les tomates comme les cours de français, les pompes hydrauliques comme les spectacles de danse.
Dans tous les cas, les principes sont les mêmes : il ne faut pas entraver la liberté du commerce – surtout pas par des lois « inappropriées » –, il est interdit de favoriser les entreprises locales, il faut éliminer les barrières tarifaires. Certes, la culture comporte une dimension commerciale : on paie pour un livre ou un disque, on achète un billet pour un spectacle qu’un producteur fait venir de l’étranger. Ce qui permet à certains d’en tirer de curieuses conclusions. Pour les négociateurs américains, par exemple, les choses sont claires : parler de culture, c’est d’abord et avant tout parler de commerce.
D’un strict point de vue commercial, la culture inclut à la fois des produits (un livre, un DVD, une revue) et des services (un musée, un spectacle, une conférence sur l’art). Lorsqu’on cherche cependant à savoir comment la culture doit être régie dans les accords commerciaux, il est bon de se référer à l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), qui demeure le plus large et, très souvent, la référence lorsqu’il s’agit de libéraliser autre chose que des produits agricoles ou industriels.
Le casse-tête de l’AGCS
L’AGCS répartit les services en 12 secteurs. La culture y apparaît dans le secteur 10 intitulé « services récréatifs, culturels et sportifs ». Cette classification est en elle-même suspecte. Comment peut-on considérer la culture, avec ses œuvres riches de sens, au contenu parfois subversif, comme un « service » au même titre que le sport et les activités récréatives ? N’est-ce pas miner dès le départ sa valeur et sa signification ?
Mais la culture peut aussi se retrouver dans d’autres secteurs de services. Par exemple elle pourrait très bien s’intégrer au secteur 2 « services de communication ». Elle pourrait aussi être reliée à l’éducation (secteur 5), à laquelle elle s’articule inévitablement, et à la distribution (secteur 4) puisque les œuvres d’art doivent voyager. Si bien qu’on ne sait plus très bien où situer et comment définir cette culture, pas plus qu’on ne peut prévoir avec assurance comment elle sera traitée par l’AGCS.
Comme le dit Jane Kesley, professeure de droit à l’Université d’Auckland : « l’expérience unique et intégrée que les gens peuvent obtenir par l’acquisition d’un roman est, en fait, répartie en sous-secteurs qui touchent l’écriture, l’édition, l’impression, la publication, la photographie, la traduction, les agences de nouvelles, la publicité, la finance, la distribution au détail et le transport ! Lorsqu’on demande aux pays d’accorder le plein traitement national et l’accès au marché dans ces secteurs, on demande aux gouvernements de garantir l’accès sans entraves et les droits pour permettre aux compagnies étrangères de s’investir dans toutes ces activités. » [1]
On comprend désormais la difficulté de préserver la culture dans le cadre de cet accord et les incidences des libéralisations dans les différents secteurs. Dans le domaine de la culture comme dans plusieurs autres, les bonnes intentions d’un gouvernement risquent de se trouver piégées, en cas de conflit commercial, dans les méandres de l’interprétation de l’accord et par des jugements plus près de la lettre que de l’esprit de la part de l’Organe de règlement des différends (le tribunal occulte de l’Organisation mondiale du commerce). Pour éviter ces risques, une solution s’impose : il faudrait tout simplement que la culture soit exclue de l’AGCS.
L’ogre américain
Dans l’immédiat, la diversité culturelle est directement menacée par les accords bilatéraux, entre autres ceux conclus avec les États-Unis. Le Canada, grand défenseur de la diversité culturelle – mais aussi, n’ayant pas peur des contradictions, grand promoteur du libre-échange – est resté cohérent avec lui-même et a exclu la culture des accords signés avec Israël, le Costa Rica et le Chili [2].
Il en va autrement des États-Unis. Il faut comprendre pourquoi ce pays s’attaque avec tant d’acharnement au principe de diversité culturelle. Alors que dans tous les secteurs de l’économie, les États-Unis sont confrontés à un énorme déficit commercial, la culture reste la grande exception. Les produits culturels apportent un important surplus, avec des exportations évaluées à 80 milliards de dollars. Mais aussi, notamment par le biais du cinéma et des émissions de télévision, ils demeurent un véhicule de promotion de l’american way of life et des valeurs américaines, avec tous les avantages économiques et politiques que cette propagande cachée peut apporter.
Le juriste Yvan Bernier identifie un inconvénient majeur dans les accords bilatéraux avec les États-Unis [3] en ce qui concerne la culture. Après avoir fait le compromis d’accepter les quotas de contenu local et autres obstacles au commerce dans l’audio-visuel, les Américains gagnent en échange la soustraction totale du numérique à tout protectionnisme culturel. Les petits pays comme le Guatemala ou le Honduras sont alors doublement lésés : non seulement ceux-ci ne pourront plus protéger un secteur audiovisuel quasi inexistant mais, de plus, ils se privent à jamais de la possibilité de le développer. « Le grand bénéficiaire de ces accords dans le domaine culturel, nous dit Yvan Bernier, semble bien être l’industrie américaine elle-même qui n’a jamais manqué de souligner l’importance de ceux-ci, particulièrement en ce qui concerne les services transmis électroniquement. » [4]
Il ne faut pas croire que les pays plus aisés s’en sortent mieux. L’Australie, l’une des plus féroces zélatrices du libre-échange, a signé en 2004 un accord commercial avec les États-Unis. En contradiction avec sa position d’adversaire affirmée de la Convention sur la diversité des expressions culturelles à l’UNESCO, elle a tenu à préserver ses actuelles politiques culturelles, à la suite des pressions du milieu. Mais le résultat demeure très décevant. Il est désormais impossible pour l’Australie d’augmenter les quotas actuels de contenu local (qui déterminent la proportion de produits culturels nationaux à diffuser) ni de les élever à nouveau si un jour la décision est prise de les baisser ; et le gouvernement ne pourra pas passer de lois pour protéger le secteur stratégique des industries culturelles numériques.
Créer et vendre
Pour exister en tant qu’artiste dans le libre marché il faut vendre, et pour vendre il faut se plier à la demande. Comment les artistes d’aujourd’hui pourraient-ils, dans un tel contexte, résister aux pressions du marché et ne pas modifier leur travail en fonction des goûts passagers du public ? Baudelaire ou Van Gogh auraient-ils conçu leurs chefs-d’œuvres s’ils avaient créé selon la demande d’éventuels acheteurs ? La poésie existerait-elle aujourd’hui s’il fallait suivre les lois du marché ?
La convention internationale pour la diversité culturelle [5] adoptée à l’UNESCO est un outil précieux pour assurer la survie des cultures et une grande victoire contre la commercialisation de la culture. Cette convention vise à préserver, entre autres, « le droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en oeuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées en vue de la protection et de la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire ». Par contre, elle ne protège pas les pays ayant déjà conclu des accords commerciaux incluant la culture.
Il faudra maintenant que les pays ne craignent pas de se l’approprier et qu’elle s’avère véritablement capable d’éviter aux différentes nations de subordonner la culture aux accords commerciaux. Mais il faut aussi que la culture demeure plus que jamais l’affaire de tous, des nations, des artistes et de l’ensemble des citoyennes.
[2] Le gouvernement fédéral soutient également que la culture n’est pas négociable dans les négociations de l’AGCS.
[3] Les États-Unis ont conclu cinq de ces accords. Plusieurs autres sont en cours de négociation.
[4] Yvan Bernier, Traité de commerce et de diversité culturelle, simposio internacional DIVERDAD CULTURAL : el valor de la differencia, Santiago, Chili, 28-29 juin 2005.
[5] Pour mieux comprendre cette convention, voir « La diversité culturelle comme forme de résistance : une entrevue avec Louise Beaudoin », À Bâbord !, no 7, décembre 2004 / janvier 2005, pp. 29-30.