Jacques Rancière
La haine de la démocratie
lu par Alain Deneault
Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005
L’anarchie au fondement de l’oligarchie « démocratique »
Comme il l’avait fait quant à sa théorie esthétique dans Le Destin des images [1], Jacques Rancière, dans La Haine de la démocratie, met sa pensée politique à l’épreuve du présent.
Peu de contributions pouvaient aussi efficacement remettre les pendules à l’heure sur les enjeux contemporains touchant à la « démocratie ». L’auteur de La Mésentente [2] – pour qui la démocratie n’est ni un régime, ni un programme de gouvernement, mais le fait historiquement récurrent d’interventions, sur la scène des ayants droit de la vie publique (l’élite économique et politique de même que les différents nobles institués), de sujets marginalisés de l’histoire, capables pourtant de produire dans un langage qui n’est pas celui des puissants une pensée sur les affaires communes – relève un nombre élevé de cas où, aujourd’hui, la puissance de dire et de penser de ceux qui n’ont pas de titre à gouverner fait chez les dépositaires de ces titres l’objet d’une « haine ».
Cette haine consiste le plus souvent à associer les maux du temps aux vanités consuméristes des individus, à leurs différentes orientations sexuelles, aux professions de foi religieuses affichées dans leur hétérogénéité, aux revendications populaires et professionnelles, comme si toutes ces questions différentes les unes des autres pouvaient se laisser résumer par l’idée d’un peuple infantile sujet à pervertir le modèle idéal et éclairé qu’incarne une élite « élue » au-delà de tout suffrage.
Or, pour Jacques Rancière, il y a toujours à l’œuvre, dans les justifications historiques conférant à tel ou tel le monopole de la domination – que ce soit sur la base de la force, du savoir, du rang dans l’appartenance religieuse, de la classe ou des titres de naissance –, un principe d’égalité en vertu duquel seulement ceux qui se présentent comme maîtres peuvent signaler leur supériorité auprès de ceux qu’ils conduisent. « Pas de service qui s’exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d’autorité qui s’établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler « d’égal à égal » avec celui qu’il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C’est cette intrication de l’égalité dans l’inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. » [pp. 55-56]
C’est en répondant de ce principe d’égalité, au fondement même des oligarchies continuant aujourd’hui à gouverner le monde, fut-ce sous l’étiquette usurpée de « démocraties », que les peuples ont pu contraindre les pouvoirs à certaines concessions historiques de type démocratique, soit par exemple des droits du travail, quelques programmes sociaux, des acquis fondamentaux et certaines mesures environnementales.
Pour définir rigoureusement des mots que nous avons pris l’habitude de galvauder, Rancière relègue à un phénomène d’illusion l’idée que nous soyons dans une ère jamais vue d’avancées et de progrès, pour camper les termes du débat politique contemporain exactement dans les catégories et problèmes qui préoccupaient les Grecs, il y a 2 500 ans. À l’époque, Platon définissait, selon des formes qui ne sont pas sans nous concerner, la limite à poser entre ceux qui ont un titre à gouverner et l’absence de critère absolu qui confère à ceux-ci ce droit dans la communauté des égaux.
Rancière devient par conséquent l’un des rares auteurs contemporains à pouvoir soutenir des thèses d’une radicalité quasi insoutenable tout en respectant la lettre des grands classiques de la pensée politique, Hannah Arendt et surtout Platon, ceux-là même que citeraient volontiers ses adversaires. Lui seul parvient donc à présenter comme coulant soudainement de source l’idée que la seule démocratie possible en fut une du tirage au sort, un gouvernement étant par définition anarchique (en considérant sa racine arkhè), c’est-à-dire incapable, en dernière instance, de commander en vertu d’un indubitable principe premier.
Rancière se voit enfin tout légitimé, au bonheur du lecteur, à invalider les thèses d’idéologues « républicains » ainsi que de censeurs patentés de l’« excès démocratique », qui occupent avec grand tapage les aires discursives contemporaines.