Présentation du dossier
Les non-lieux de la culture
Un dossier coordonné par Normand Baillargeon et Martin Jalbert
Dans La bulle d’encre, Suzanne Jacob écrivait que les arts proposent des « versions diversifiées du monde », « d’autres matrices de perception » qui donnent à voir « les espaces du possible, du non-advenu, du renouveau, des mutations », en somme « les espaces où nous pouvons continuer à naître ». Les arts nous permettraient en ce sens de percevoir que la « convention de réalité » qui assure notre survie dans le monde, auquel elle confère une cohérence, n’est qu’une « version » et que, si « tout peut être comme c’est », « tout peut ne pas être comme c’est ». Cette capacité de confronter ceci qui est et cela qui pourrait être est ce qui confère à la culture sa dimension proprement politique.
Loin de nous l’idée de formuler ici, quarante ans après le texte de Hannah Arendt, le constat d’une nouvelle « crise de la culture ». Peut-être que cette crise, après tout, n’est pas l’état d’exception, mais le mode d’existence même de la culture. Il semble en effet que la culture soit une affaire de résistance dans un monde qui n’est jamais tout à fait le sien, un monde que, en vertu de cette étrangeté et de son inappartenance foncière, elle vient problématiser en y posant le possible et l’impossible.
Cette proposition sur le non-lieu de la culture — c’est-à-dire le fait qu’elle n’a jamais vraiment sa place en vertu même de sa capacité à déjouer les nécessités — ne doit assurément pas justifier l’absence de politique culturelle au Québec, le sous-financement de la culture, la conquête des secteurs culturels par les puissances de l’argent ou l’élimination de la parole publique sérieuse sur la culture, remplacée par l’obligation impérative de la convivialité consensuelle. La dégradation de la qualité de la discussion radiophonique sur les arts et la pensée et la réduction des possibilités de l’expression artistique et intellectuelle procèdent manifestement de la logique qui fait dire aux élites dirigeantes et économiques, appuyées par les médias, que les choses ne peuvent pas ne pas aller comme elles vont. Ce qui se trouve nié ou rejeté par ce « réalisme » de la nécessité dont on ne pourrait que se divertir momentanément, c’est non seulement la force de résistance au consensus et la capacité de faire advenir le non-lieu, mais également la possibilité, pour n’importe qui, de sortir de soi et, au contact de la culture, de se mettre en marche, librement, contre cette prétendue naturalité du monde tel qu’il va.
La culture est un des lieux de cette possibilité. Tel est un des points de vue qui traversent les textes ici rassemblés. Il apparaît par ailleurs, dans ces pages, que la lutte pour la culture ne saurait se suffire à elle-même et qu’elle doive s’accompagner d’une critique du capitalisme et de quelques-unes de ses composantes, dont : la libéralisation des marchés qui, en vertu du modèle mercantile de la concurrence, de l’efficacité et de la rentabilité, « colonise » notamment le monde de la culture (Claude Vaillancourt, Ricardo Peñafiel, Jean-François Nadeau, Luciano Benvenuto) ; les « jeux d’équivalences du commerce mondial » auxquels la liquidation de la « culture savante » voue les œuvres de l’esprit au nom de la légitime liquidation des autoritarismes (Éric Méchoulan) ; enfin, l’accès inégalitaire et restreint au savoir et à la culture (Étienne Beaulieu, Léon Bernier). Si le diagnostic sur l’état des lieux est parfois inquiet, les pages qui suivent, par l’écho qu’elles constituent aux différentes préoccupations de notre temps, contribuent à faire en sorte que la lutte pour une culture de qualité et pour sa distribution égalitaire débouche sur le domaine de la politique.