Il y a 30 ans
Pier Paolo Pasolini ou la mort d’un hérétique
par Christian Brouillard
Dans la nuit de la Toussaint 1975, Pier Paolo Pasolini était assassiné, selon toute vraisemblance par un gang fasciste [1], sur une plage d’Ostie, dans le décor même de son premier film. Fin logique, si on peut dire, pour celui qui avait écrit, durant les années 60, une série d’essais critiques intitulée Passion et idéologie. Logique ? C’est quand même un peu court pour tenter de cerner un homme qui fut peintre, cinéaste, écrivain, dramaturge, poète et essayiste, marxiste mais chantre des vieilles sociétés paysannes, gay mais réalisant un film sur le Christ à partir des évangiles de Mathieu. Le Vatican devait d’ailleurs lui accorder un prix pour cette dernière œuvre pour, par la suite, le lui retirer. On n’allait quand même pas récompenser l’œuvre d’un marxiste gay, d’un hérétique, sur un sujet aussi sacré que la vie du Christ ! Et pourtant, la question du sacré et du mythe, hors de toute vision théologique, a constitué une préoccupation majeure de l’œuvre de Pasolini, entre autres dans sa vision des cultures populaires.
Né à Bologne en 1922, il passe son enfance dans le nord de l’Italie, gardant de ces années un profond souvenir des réalités paysannes et locales qui n’avaient pas encore été, à cette époque, laminées par la centralisation économique, étatique et linguistique. Par la suite, il s’installera à Rome où, fasciné par le monde du lumpenproletariat des quartiers pauvres, il écrira ses premiers romans Ragazzi di vita (« Les ragazzi ») et Una vita violenta (« Une vie violente »). C’est dans ces marges sociales – provinces paysannes et quartiers pauvres – que Pasolini voyait encore à l’œuvre les forces dynamiques du sacré pouvant donner sens à l’expérience humaine. La question du sacré pose, en effet, une importante question, littéralement hérétique pour un marxiste et une personne de gauche : la suppression des aliénations sociales résoudra-t-elle tous les problèmes humains ? Comme pour le poète et dramaturge français Antonin Artaud, la réponse pour Pasolini est non, cela apparaît dans certaines de ses œuvres cinématographiques comme Theorema et Porcherie. Face à la normalisation capitaliste et à la domestication des instincts se dresse la vitalité « barbare » des marginaux et des communautés paysannes. Mais pour combien de temps ? Déjà, dès les années 50, ces périphéries tendent à disparaître dans le cadre d’un processus impulsé par ce que Pasolini a appelé « le centralisme de la société de consommation ».
Alors que le fascisme mussolinien, malgré sa violence, n’a jamais réussi à homogénéiser la société italienne, le fascisme de la consommation, lui, détruit toute différence pour imposer un modèle centralisé. Dans son dernier recueil d’essais, Écrits corsaires, Pasolini écrit : « Le Centre a imposé – comme je disais – ses modèles : ces modèles sont ceux voulus par la nouvelle industrialisation que ne se contente plus de l’homme consommateur, mais qui prétend que les idéologies différentes de l’idéologie hédoniste de la consommation ne sont plus concevables. Un hédonisme néo-laïc, aveugle et oublieux de toutes les valeurs humanistes… » Vision excessive, partielle et partiale, réductrice ? Certes mais, comme tout hérétique, Pasolini ne perd pas de temps à faire de la dentelle, car il y a urgence à dénoncer ce monde qui est en train d’émerger sous ses yeux, un monde pétri par la violence du « vrai fascisme », la violence du conformisme et de l’acculturation. Cette urgence prophétique ne peut que nous interpeller, nous qui vivons dans un monde réduit de plus en plus à l’état de marchandise et qui ne pouvons nouer de rapports que de consommation. Véritable prophète alors, Pasolini, comme beaucoup d’autres, fait figure de supplicié que l’on brûle et qui nous fait des signes sur son bûcher... [2]
[1] Les circonstances exactes de la mort de Pasolini n’ont jamais été éclaircies. Selon un ami de la victime, l’écrivain Alberto Moravia, il faudrait plutôt y voir un crime passionnel (Vice Versa, No. 20, août 1987). Par ailleurs, les autorités judiciaires et politiques italiennes, largement dominées par le parti de la Démocratie-Chrétienne et qui avaient été copieusement dénoncées pour corruption par Pasolini, n’ont jamais vraiment donné suite à l’enquête…
[2] On aura reconnu là, petite coquetterie littéraire, un pastiche de la fin de la préface de l’œuvre d’Artaud, Le théâtre et son double.