Culture
Revoir l’agriculture. Entrevue avec Carole Poliquin, cinéaste
La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l’économie, nous revient avec le documentaire Humus, l’histoire d’une famille qui se lance dans l’expérience risquée et salutaire de l’agriculture régénératrice. Une aventure qu’elle nous raconte par d’émouvants témoignages et de superbes images. Propos recueillis par Claude Vaillancourt.
À bâbord ! : Tu as choisi comme protagoniste de ton film une famille particulièrement sympathique. Comment a eu lieu cette rencontre ? Quelle a été la suite ?
Carole Poliquin : François et Mélina étaient les fermiers de famille de ma complice à la recherche Sylvie Lapointe. Quand on a commencé à discuter du film ensemble et que je lui parlais des « sols vivants », elle m’a tout de suite dit qu’il fallait absolument que je les rencontre, qu’eux aussi étaient plongés dans les mêmes lectures. Ça a été un coup de cœur.
Nous avons eu pendant des mois de longs échanges enthousiastes : « As-tu lu tel livre ? Connais-tu tel chercheur ? Savais-tu que les champignons fabriquent des colles qui structurent le sol ? On a découvert ça il y a 25 ans seulement ! Ils ont évolué en symbiose avec les plantes pendant 450 millions d’années et les aident encore à trouver des nutriments loin de leurs racines. Ce sont toutes ces relations qu’on détruit quand on laboure ». On s’extasiait ensemble sur l’intelligence collective des bactéries du sol qui « savent » si elles sont assez nombreuses pour accomplir telle ou telle fonction. « On pense qu’on sait tout, mais on ne sait pas grand-chose du vivant ».
L’épuisement des sols est un facteur constant dans le déclin et l’effondrement des civilisations. Nous nous approchons dangereusement de ce seuil aujourd’hui. En l’absence de nouveaux continents à peupler, François et Mélina semblaient avoir une bonne idée de comment interagir avec les sols de notre petite planète. Ils l’appliquaient déjà dans leurs champs.
ÀB ! : Par rapport à tes films antérieurs, dans lesquels tu couvrais ton sujet en multipliant les entrevues, tu te concentres uniquement sur cette famille dans sa vie quotidienne et en tant que spectateurs, nous suivons le fil de ces rencontres. Comment justifies-tu ce virage dans ton approche ?
C. P. : Ça s’est imposé après ma rencontre avec François et Mélina en 2017. L’idée du film remonte à 2012. J’avais écrit un projet sur la notion de richesse, celle que nous prétendons créer alors que nous dilapidons le capital des générations futures... Ça tournait autour de notre rapport extractiviste au monde. Comme d’habitude, je ratissais large. Mais quand j’ai commencé à lire sur l’appauvrissement des sols dans le monde, j’étais tellement sidérée que j’ai décidé de me concentrer là-dessus.
J’avais déjà une idée des différentes histoires à tourner pour illustrer cette trajectoire suicidaire de notre civilisation. J’y voyais aussi une espèce de métaphore d’un appauvrissement de la pensée, d’une érosion de notre capacité à imaginer un autre rapport au monde.
C’est là qu’au fil de mes recherches, je suis tombée sur l’agriculture régénératrice qui, justement, propose et met en œuvre un autre rapport au monde. J’ai trouvé ça tellement riche, tellement porteur de sens, que je suis passée du désir de dénoncer une situation à celui de partager mon émerveillement. Dans ce nouveau registre, l’expérience humaine gagnait en importance. Suivre une seule histoire sur une longue période m’a permis, je crois, de donner accès à la profondeur d’une pensée qui se déploie dans le temps, en lien avec un territoire et une pratique. Ça m’a permis aussi de m’adresser au cœur.
ÀB ! : Ton personnage principal, l’agriculteur François D’Aoust, dit : « si on s’occupait de la nature comme on devrait le faire, ça ne serait pas rentable ». Nous sommes confronté·es à ses grandes difficultés. Comment ne pas ressentir un sentiment d’échec en voyant sa tentative de rapprocher ses pratiques de la nature ?
C. P. : François répète souvent : « Je ne peux pas compétitionner avec un système de destruction massive ». Ses propos sur la rentabilité sont d’abord une invitation à repenser nos critères de rentabilité, à réintégrer dans les comptes ce qui a été « externalisé » : la nature et sa destruction.
N’oublions pas non plus que les producteur·trices des circuits conventionnels en arrachent eux aussi. Ils et elles voient leurs sols s’appauvrir et leurs rendements diminuer. Le prix des engrais chimiques augmente avec celui de l’énergie, sans parler du phosphore, dont les réserves minières sont quasiment épuisées. Les producteur·trices sont endetté·es et pris·es dans un système qui les force à faire des choix dont ils et elles ne se réjouissent pas toujours. Le taux de suicide est élevé dans la profession.
Ce qui est patent aujourd’hui, c’est donc l’échec d’un système qui extrait sans jamais nourrir, qui prélève des « ressources » sans tenir compte de la capacité des écosystèmes à les régénérer – quand elles sont renouvelables. Or, les écosystèmes ont leurs besoins aussi. Et si le marché est incapable de les assurer, sortons-les du marché !
ÀB ! : Ton film est ponctué d’images superbes de la faune et de la flore. Quel rôle jouent-elles exactement ? Pourquoi toutes ces images ?
C. P. : Dès le départ, j’ai voulu faire de la nature un personnage à part entière. On y consacrait systématiquement une à deux heures par jour. On a aussi fait une journée de tournage sur table. Le directeur photo, Geoffroy Beauchemin, a fait un travail magnifique. J’ai eu accès aussi à des images au microscope. On y voit un nématode qui semble danser et même des bactéries symbiotiques circulant dans un poil de racine !
L’idée était de mettre en parallèle les vivants humains et non humains dans leur quête respective de nourriture. Qu’on soit arbre, poisson, bactérie, abeille, ver de terre, castor ou humain, nous partageons tou·tes cette nécessité de trouver quotidiennement des sources d’énergie qui nous permettent de rester en vie.
Accessoirement, il arrive que le travail que certains êtres vivants accomplissent pour rester en vie soit d’une certaine utilité pour nous, humains. Certains appellent ça des services écosystémiques, j’appelle ça de l’interdépendance.
ÀB ! : Dans Humus, on en apprend beaucoup sur des pratiques en agricultures qui sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitué·es. Qu’est-ce que tu as à nous transmettre de plus important à ce sujet ?
C. P. : Fondamentalement, ça a à voir avec notre rapport au monde. Homo sapiens, à un moment très récent de son histoire, s’est extrait lui-même de la nature, la réduisant à l’état de ressource à exploiter pour répondre à ses propres besoins. L’abondance de ressources fabriquées par la terre depuis des milliards d’années lui a donné un sentiment de toute-puissance qui l’a rendu aveugle à la complexité du monde et aux interdépendances. Il nous faudra beaucoup d’humilité pour réinscrire l’humain dans la nature. D’où le titre du film d’ailleurs : Humus – de la même racine qu’humain et humilité.
Où amorcer ce changement de paradigme ? Dans les champs ! En changeant la façon dont nous produisons notre nourriture, nous pourrions réapprendre ensemble à penser écosystème, cohabitation, interdépendance, partage. Toutes notions qui trouvent aussi un écho dans la vie en société.
Nous avons hérité d’une économie qui s’est structurée au 20e siècle autour des énergies fossiles non renouvelables. À nous de structurer l’économie du 21e siècle autour du vivant. « Pour que la vie se poursuive », rappelle Mélina à la toute fin du film.