Mini-dossier : 2012, an dix
Une grève féministe ? Entrevue avec Camille Robert
Propos recueillis par Claire Ross et Miriam Hatabi.
À bâbord ! : La grève de 2012 a-t-elle été l’occasion d’une politisation féministe ?
Camille Robert : La grève a permis une politisation large des étudiantes et étudiants, mais pas suffisamment sur les enjeux féministes. Du moins, pas au départ. Cette politisation féministe s’est plutôt faite durant la grève et après. Il y a d’abord eu une conscientisation progressive à travers différentes expériences de sexisme au quotidien, notamment par rapport aux dynamiques de pouvoir et de genre et à la marginalisation des enjeux féministes dans les instances de l’ASSÉ et des fédérations étudiantes. Ensuite, dans les mois suivant la grève, il y avait un retour critique à faire sur le déroulement des mobilisations et sur les relations entre militants et militantes. Je me souviens de l’onde de choc, en 2012 et 2013, quand il y a eu des vagues de dénonciations d’agressions sexuelles ayant eu lieu pendant et après la grève. Pour moi, ces événements ont mis de l’avant toute l’importance de s’organiser entre féministes, notamment en non-mixité. Il y a donc eu une effervescence féministe pendant et après 2012 qui a beaucoup profité du mouvement de politisation engendré par la grève, tout en dénonçant certains aspects du mouvement.
ÀB ! : Quelle a été la place des revendications et des pratiques féministes dans le mouvement de 2012 ?
C. R. : Je ne peux pas dire que les revendications féministes aient eu une place centrale… Il s’agissait surtout de souligner que la hausse des frais de scolarité allait affecter les femmes en particulier, puisqu’elles gagnent généralement des salaires moins élevés que les hommes et qu’elles sont plus présentes dans les programmes d’études traditionnellement féminins, qui débouchent sur des emplois moins bien rémunérés. Avec la Coalition Main rouge, on mettait aussi de l’avant que les femmes seraient davantage touchées par les mesures d’austérité annoncées à l’époque (hausse des tarifs d’hydroélectricité, ticket modérateur en santé, etc.). Durant la grève, on dénonçait aussi le sexisme dans la répression, par exemple de la part de la police qui traitait les militantes de manière très paternaliste, en passant des commentaires et en les tabassant.
Au sein des associations étudiantes, il y avait certaines pratiques féministes, comme l’alternance des tours de parole dans les instances, et une certaine volonté de parité dans les comités exécutifs, mais c’était assez superficiel. Au sein des comités, les femmes occupaient souvent des postes moins intéressants et réalisaient des tâches répétitives, tandis que les hommes occupaient des rôles stratégiques. C’était surtout des gars qui réfléchissaient au déroulement de la grève : les femmes étaient exclues de ces réflexions stratégiques qui se passaient souvent autour d’une bière, entre les congrès, par affinités amicales…
Pour beaucoup de féministes, il y a eu une grande déception du fait que, dans ce mouvement se disant progressiste et sensible aux valeurs féministes, il y avait encore des pratiques sexistes. D’ailleurs, juste avant la grève, les membres du comité femmes de l’ASSÉ ont démissionné en bloc en dénonçant notamment leur manque d’autonomie au sein de l’organisation. Plusieurs d’entre elles ont ensuite rejoint le comité femmes GGI, qui fonctionnait à travers une structure plus horizontale et sans lien avec les associations étudiantes nationales.
Avec le recul, je réalise que le féminisme, dans les associations étudiantes, c’était un peu un féminisme de façade. Et l’analyse concernant les personnes trans et non binaires, elle, était complètement absente des perspectives politiques, tout comme les questions liées au racisme ou au colonialisme, et la reconnaissance du fait que les femmes ne constituent pas un groupe homogène.
ÀB ! : Dirais-tu qu’il y a un renouveau féministe, au Québec, qu’on peut dater de 2012 ?
C. R. : Je pense que c’est venu dans les années qui ont suivi. Le mouvement de 2012 a été un moment de prise de conscience. Après, il y a eu de nombreuses initiatives, pas juste au Québec, avec l’apparition de blogues et l’accroissement de l’utilisation des médias sociaux. Ça a coïncidé avec la quatrième vague féministe qui s’est notamment développée à travers des plateformes comme Facebook et Twitter, où des féministes étaient très actives. Comme féministes, ça devenait plus facile de s’organiser, de créer des nouveaux liens et d’avoir accès à de nouvelles idées et de nouvelles théories. Et beaucoup de femmes plus jeunes qui n’ont pas nécessairement participé à 2012, qui étaient peut-être au secondaire, se sont politisées en voyant ce qui se passait à la télé et en ayant ensuite accès à des discours et des espaces féministes sur les médias sociaux.
ÀB ! : C’est donc dire que la grève a politisé des personnes, des femmes qui ont ensuite participé à cette quatrième vague féministe ?
C. R. : C’est mon impression. On ne peut pas dire que 2012 a été une grève féministe. Le livre Les femmes changent la lutte [1], par exemple, montre bien que c’était un moment de frustration, de constat d’oppression. Mais cette effervescence politique a aussi servi de levier pour développer une conscience féministe et pour réseauter pour le militantisme féministe.
C’est que la grève a aussi été un moment de partage générationnel entre militants et militantes. Avec la Coalition Main rouge, on était en contact avec des gens du milieu communautaire et du mouvement syndical. C’était des militant·es qui étaient parfois passé·es par le mouvement étudiant, mais on se retrouvait pour lutter contre les mesures d’austérité, pour faire des alliances, pour partager des stratégies et des revendications. Ce partage-là s’est aussi fait entre des féministes de différentes générations, avec des anciennes du mouvement étudiant qui étaient là en 2005 ou en 1996 et qui pouvaient partager leur expérience avec les plus jeunes de 2012.
ÀB ! : Est-ce que ce regain du féminisme après 2012 a eu un effet sur le mouvement étudiant dans les années suivantes ?
C. R. : À court terme, la politisation et la prise de conscience féministe a eu un impact sur différents collectifs qui sont apparus, comme lors des mouvements de dénonciations des agressions sexuelles qui ont commencé dans les cercles militants en 2012 et 2013. Ces mouvements ont ensuite touché la société plus largement et on a connu plusieurs autres vagues de dénonciation dans les années qui ont suivi. Peu à peu, des valeurs féministes qui étaient très militantes et marginalisées dans les médias sont devenues plus mainstream : ça se voit dans la façon dont les journalistes traitent aujourd’hui les questions d’agressions sexuelles.
Pour ce qui est du mouvement étudiant lui-même, on a connu un certain essoufflement après 2012. L’ASSÉ a commencé à décliner et son comité femmes a connu des conflits sur les enjeux liés à l’inclusion des femmes trans, notamment. Puis, il y a eu la grève du printemps 2015, où on a fait les mêmes constats qu’en 2012 concernant la marginalisation des femmes.
Par après, en 2019, il y a eu la grève pour la rémunération des stages, structurée autour des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE). Les CUTE menaient une grève fondamentalement féministe, qui intégrait les idées féministes dans ses revendications et dans ses pratiques de grève. À partir des apprentissages et des déceptions des mouvements précédents, les CUTE ont montré comment c’est possible de faire les choses autrement. C’était une grève qui portait directement sur la dévalorisation du travail des femmes, le travail de reproduction sociale. On dit que le travail des femmes est dévalorisé au foyer, il l’est aussi dans les milieux d’études traditionnellement féminins : dévalorisé lors des stages non payés et encore une fois lorsque ces étudiantes obtiennent un emploi à titre de travailleuse sociale ou d’infirmière, par exemple. Plutôt que d’essayer d’intégrer une dimension féministe à une cause d’abord pensée sans trop tenir compte des femmes, la grève des CUTE est partie des enjeux féministes et les a politisés. Ce faisant, elle a permis de mobiliser des d’étudiant·es de certains programmes d’études traditionnellement opposés à la grève, des programmes souvent plus féminins où il y a des stages à faire et où les étudiant·es craignent donc particulièrement d’être pénalisé·es par une grève.
Les CUTE ont aussi renouvelé les manières de faire au sein du mouvement étudiant. Auparavant, le mouvement était beaucoup calqué sur les structures syndicales, quoique le printemps 2015 était déjà venu un peu brasser ça. Avec les CUTE, le fonctionnement était décentralisé et il n’y avait pas de porte-parole fixe, contrairement à l’ASSÉ, la CLASSE et les fédérations étudiantes. Il y avait une rotation dans les portes-parole et dans les tâches à effectuer pour éviter qu’il se crée des spécialisations, selon l’idée que les militant·es pouvaient apprendre à faire différentes choses et qu’on pouvait donner la chance à tout le monde de se former. Les militantes des CUTE ont porté une réflexion essentielle et complexe, mais aussi très accessible, ce qui a mené les revendications féministes encore plus loin qu’en 2012.
[1] Mylène Bigaouette et Marie-Eve Surprenant (dir.), 2013, Éditions Remue-ménage.