Dossier - Syndicalisme : comment faire mieux ?
Lutte antiraciste : à la fois en retard et en avance
Entrevue avec Ramatoulaye Diallo et Alain Croteau
Comment le milieu syndical aborde-t-il la question délicate du racisme systémique dans les milieux de travail ? Comment relever le défi d’impliquer davantage les personnes qui en sont victimes dans les instances syndicales ?
Propos recueillis par Isabelle Bouchard.
À bâbord ! : Quels éléments ont conduit le CCMM-CSN à adopter un plan d’action contre le racisme systémique à l’assemblée générale du 27 janvier 2021 ?
Ramatoulaye Diallo : Les membres du Congrès de 2019 avaient déjà adopté des propositions de lutte contre le racisme et pour l’intégration à la vie syndicale des personnes appartenant à des groupes racisés, issu·es de l’immigration et des personnes autochtones. Mais ce sont les décès criminels de George Floyd et Joyce Echaquan qui ont vraiment été les éléments déclencheurs de notre volonté à nous mettre davantage en action. Nous avons toustes été choqué·es, indigné·es par ces situations. Il fallait agir ! On ne pouvait plus se taire. Depuis, l’intérêt de nos membres à s’attaquer au racisme systémique est palpable. C’est comme s’il était moins tabou de parler du racisme. Les gens sont de plus en plus alertés devant cette situation anormale, inacceptable !
ÀB ! : L’univers syndical n’échappe pas au racisme systémique. Sous quelles formes peut-il se manifester ?
R. D. : Le manque de représentation dans toutes les instances syndicales des personnes racisées, issues de l’immigration ou autochtones en est la manifestation la plus évidente et la plus choquante. Le phénomène s’observe autant dans la composition des comités exécutifs des huit fédérations, au sein des douze conseils centraux et dans la composition actuelle et historique de l’exécutif de la CSN, qui ne compte pas de personnes racisées ni autochtones. Pour l’instant, il n’y a que peu d’individus racisés qui siègent dans ces instances. Notons aussi que la composition des conseillier·ères de la CSN obéit aussi à cette même logique de manque d’inclusion.
Nous avons moins de détails au sujet de la composition des exécutifs locaux de nos syndicats, mais nous imaginons que la situation est semblable. D’ailleurs, au CCMM, nous sommes en train de finaliser un sondage pour mesurer cette représentation. Nos syndicats y répondent en grand nombre. Un des objectifs de notre plan, c’est que les personnes racisées, issues de l’immigration et les personnes autochtones soient représentées à égale proportion de leur présence sur le marché du travail.
Il faut aussi prendre conscience de l’importance du nombre de personnes racisées dans un exécutif. Lorsqu’une seule personne racisée siège à un comité exécutif, elle peut se trouver en situation d’isolement. Des microagressions peuvent survenir. Nous avons eu des témoignages en ce sens.
Alain Croteau : Cette sous-représentation n’est pas anodine puisqu’elle entraîne des conséquences directes sur les conditions de travail des personnes salariées. Par exemple, lorsque nos membres racisé·es ne sont pas représenté·es dans nos comités de relations de travail, leurs problèmes restent invisibles et les discriminations demeurent. Comme personne blanche, on n’a pas toujours conscience des difficultés éprouvées par nos camarades. Parfois, une situation peut sembler neutre pour quelqu’un comme moi, mais les personnes racisées y voient les effets du racisme systémique de manière évidente. Par exemple, c’est le cas quand un processus de probation bien établi et respecté est sournoisement détourné en défaveur de personnes issues de communautés racisées. Dans le secteur de la santé, on constate d’ailleurs que ces dernières sont généralement désavantagées dans leur progression en emploi.
ÀB ! : Quelles sont vos réflexions quant à l’imposition de quotas de personnes issues des groupes racisés, de l’immigration et autochtones dans les exécutifs ?
A. C. : Ce peut être une partie de la solution. À mes yeux, ce n’est ni immoral et ni discriminatoire. C’est vrai, il y a d’autres solutions, mais nous ne devrions pas exclure le recours aux quotas, l’idée étant de renverser les statistiques. Je suis d’avis que nous devons avoir le courage d’en débattre. Les seules bonnes intentions ne suffiront pas. Dans notre exécutif, par exemple, nous nous sommes donné·es une règle : lorsque des personnes quittent nos comités, nous approchons des personnes racisées pour les remplacer. C’est un genre de quota. Quelquefois, je me dis que même si nous sommes déjà bien informé·es et sensibilisé·es devant cette injustice, la composition effective des instances syndicales n’évolue pas. Alors, est-ce que l’imposition de quotas pourrait plus rapidement corriger l’injustice de la sous-représentation ? Il me semble que oui.
R. D. : Je comprends le point de vue d’Alain, mais au Conseil central, notre plan réfère davantage à des activités d’information, de sensibilisation et de formation. Par exemple, nous en sommes à créer des espaces d’échanges pour que les gens puissent développer une meilleure connaissance de ce qu’est le syndicalisme québécois, de son rôle, de son fonctionnement et de ses réalisations. On s’apprête à développer un module de formation dédié aux personnes racisées, issues de l’immigration et autochtones. Parfois, nos membres issu·es de l’immigration associent le mouvement syndical à un mouvement peu démocratique. Si nous montrons à quel point le monde syndical est inclusif et démocratique, on pense qu’ils et elles seront plus nombreux·ses à souhaiter militer dans un exécutif syndical ou un comité. Quand on est conscientisé·e, on adhère davantage.
ÀB ! : Alain, votre syndicat a déposé 1000 griefs portant sur des situations liées au racisme systémique contre le plus important CIUSSS de la province, celui du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Quelles étaient les intentions derrière cette stratégie ?
A. C. : Il faut savoir que dans mon milieu de travail, les personnes racisées sont sous-représentées dans les emplois les mieux payés, et elles sont surreprésentées dans les emplois les moins payants. Toutefois, notre patron refuse de nous fournir des statistiques par type d’emplois sur ce problème. La discrimination raciale est omniprésente : elle débute dès le processus d’embauche et se perpétue dans l’exercice de la profession. Les personnes racisées de mon accréditation syndicale ne jouissent pas des mêmes conditions de travail que les personnes blanches.
Par exemple, on ne propose généralement pas aux personnes racisées de se déplacer à domicile alors qu’elles offrent systématiquement les services en institution. Autre exemple : il arrive que les femmes racisées mettent plus de temps à accumuler les heures nécessaires à la période de probation que les personnes blanches. Notons aussi que lors de la période de probation des personnes racisées, les gestionnaires vont souvent faire le tour des ancien·nes, qui sont généralement blancs : ils vont se fier à leur opinion pour mettre fin à une probation. Ce n’est pas une évaluation qui est juste puisqu’on expose la personne à tous les préjugés de ses pairs. Prise isolément, chacune de ces situations pourrait être justifiée par l’employeur. Le rôle de notre syndicat, c’est de montrer que la situation est généralisée et que nous sommes en fait devant une forme de racisme systémique.
Alors, pour forcer l’employeur à divulguer les statistiques de représentation par type d’emplois, mon syndicat a déposé 1000 griefs. Au-delà de la démarche juridique, nous avions aussi un message pédagogique à envoyer aux officier·ères blanc·ches des syndicats. En effet, ils et elles ne sont pas toujours à l’aise dans ce contexte et, conséquemment, hésitent à dénoncer ces situations, parce qu’ils et elles ne sont pas tout à fait convaincu·es qu’il y ait des discriminations, ou parce qu’ils et elles craignent d’être poursuivi·es. Cependant, pour nos membres racisé·es, le problème est évident. Nous souhaitons évidemment que notre stratégie soit reprise par d’autres syndicats.
R. D. : En effet, 1000 griefs, c’est du jamais vu du point de vue juridique ! Au Conseil central, on appuie cette stratégie. Il faut oser déposer des griefs pour dénoncer le racisme ! Nos syndicats observent et suivent la situation avec grand intérêt !
ÀB ! : Le monde syndical est-il en avance ou en retard dans cette lutte ?
R. D. : Le mouvement syndical, même s’il a pris du temps à s’intéresser à la question, sera l’un des premiers à transformer le monde du travail pour assurer des conditions de travail exemptes de toute forme de racisme.
A. C. : Même si le gouvernement Legault refuse de considérer le racisme comme un rapport de pouvoir systémique, le mouvement syndical, quant à lui, est en marche ! Le Conseil central s’engage pleinement dans cette lutte !