Dossier - Syndicalisme : comment faire mieux ?
La grève comme stratégie de reprise post-COVID
Faire la grève ou pas ? Malgré les avancées rendues possibles par une bonne mobilisation, plusieurs syndicats hésitent à utiliser ce moyen de pression parmi les plus significatifs, et probablement le plus dérangeant. En cette fin de pandémie et en cette période de pénurie de main-d’œuvre, il est essentiel de réfléchir à la portée de la grève, à ses limites, mais surtout à ses avantages.
En 2020, la pandémie a non seulement paralysé l’économie mondiale, mais aussi la mobilisation syndicale. Comme pour bien d’autres mouvements sociaux, plusieurs pratiques fondamentales du syndicalisme sont devenues temporairement impossibles à mettre en œuvre : organisation d’assemblées et de manifestations, discussions en présentiel pour faire de la mobilisation, etc. Pas facile d’avancer en de pareilles conditions.
D’autant plus que l’effort collectif pour venir à bout de la pandémie a mis en plan les luttes syndicales, perçues comme secondaires par les travailleurs et les travailleuses elles-mêmes face au danger de la COVID-19. Combinés, ces facteurs ont contribué à faire de l’année 2020 une année exceptionnellement calme sur le plan des conflits de travail.
Bien que la pandémie ne soit pas terminée, le relâchement des mesures sanitaires et l’adaptation des pratiques syndicales au contexte pandémique ont permis une certaine reprise des mobilisations. Mais quelque chose de plus prometteur semble se profiler à l’horizon. Aux États-Unis, le mois d’octobre 2021 a connu une vague de grèves si importante qu’elle a été baptisée « striketober ». Des grèves comptant des milliers de travailleuses et de travailleurs ont paralysé les quatorze usines de John Deere et les quatre usines de céréales de Kellogg’s. En tout, 57 grèves ont eu lieu au cours du mois d’octobre seulement (contre 54 pour toute l’année 2020), touchant différents secteurs, des mines aux hôpitaux, en passant par le transport et les télécommunications.
Cette vague de grèves peut sembler surprenante venant de nos voisins du sud, eux qui nous ont habitué·es au cours des dernières décennies à un syndicalisme en déclin et relativement docile. Or, ce qui devrait plutôt nous surprendre, c’est que le Québec, malgré la force de ses syndicats, ne vit pas une telle vague de grèves. Quelques grèves importantes ont certes eu lieu récemment, comme celles des CPE, des entrepôts de la SAQ, de l’hôtellerie ou encore dans l’industrie agroalimentaire avec Olymel et Exceldor. Toutefois, à 650 000 « jours-personnes » perdus pour l’année 2021 en raison de conflits de travail, on se situe plutôt dans la moyenne des dernières décennies pour ce qui est de l’utilisation de la grève au Québec. En même temps, dans la conjoncture actuelle, un espace pour une approche plus offensive semble s’installer. Allons y voir de plus près.
Conjoncture propice à la combativité
La pandémie a engendré une situation exceptionnelle dont pourraient profiter les travailleuses et travailleurs. En premier lieu, les problèmes d’approvisionnement donnent un levier extraordinaire à tous ceux et toutes celles qui travaillent dans la chaîne logistique (dont les travailleur·euses d’entrepôt et de transport) : n’importe quelle interruption de travail a des effets immédiats et importants. Dans les dernières décennies, les employeurs ont pu diviser les travailleur·euses et contourner les grèves en multipliant les recours aux sous-traitants et à de nouvelles voies d’approvisionnement. Mais le contexte actuel ne leur permet plus de le faire, sinon de manière beaucoup moins souple et avantageuse pour eux. L’infrastructure logistique mondiale (installations portuaires, conteneurs, systèmes de transports, etc.) est saturée à un point tel que les travailleurs et les travailleuses de ces secteurs sont devenu·es pratiquement irremplaçables.
De manière plus générale, un levier similaire existe grâce à la pénurie de main-d’œuvre engendrée par le double effet du vieillissement de la population et la « grande démission » de milliers de travailleur·euses au cœur de la pandémie. Non seulement cette pénurie contraint déjà certains employeurs à bonifier les conditions de travail pour faciliter le recrutement et la rétention, mais elle fragilise également la capacité de ces employeurs à résister à une grève. Dans plusieurs entreprises et services publics, le manque de personnel a entraîné des retards à tous les niveaux. Cela signifie que les employeurs ne peuvent pas soutenir un conflit de travail très longtemps sans aggraver leur retard et épuiser leurs réserves.
Dans les services publics, en santé et dans les secteurs « essentiels », la pandémie a également permis de bâtir un capital de sympathie pour les travailleuses et les travailleurs qui ont pris des risques pendant la crise sanitaire. Ces salarié·es de première ligne sont aussi souvent celles et ceux dont les conditions de travail sont les plus difficiles. Le contexte est donc propice pour miser sur cette sympathie et bâtir des liens avec la communauté pour soutenir des grèves et empêcher le gouvernement d’isoler les grévistes.
À ce titre, la grève du personnel des CPE a démontré de manière exemplaire le genre de rapport de force rendu possible par la conjoncture. D’une part, en faisant grève, les travailleuses des CPE exerçaient une pression importante sur l’économie. Au moment où le gouvernement tentait d’agir pour résorber la pénurie de main-d’œuvre, l’interruption des services de garde forçait des milliers de parents à prendre congé. Devant la pression, le gouvernement n’a eu d’autre choix que d’offrir des augmentations substantielles.
Mettre fin aux parties gratuites
Trop souvent, depuis les années 1980, le mouvement syndical a utilisé la grève de manière défensive. L’attitude de négociation par défaut des syndicats est d’arriver à la table sans mobilisation et d’attendre d’être provoqué par l’employeur avec des menaces de reculs. La grève est ainsi votée pour éviter ces reculs, mais si l’employeur maintient son offre ou retire ses principales demandes, alors on écarte la grève. En agissant de la sorte, les mandats de grève ne sont que rarement basés sur une visée d’amélioration des conditions de travail, mais le plus souvent sur un maintien du statu quo.
Or, le mouvement syndical doit apprendre à profiter de la situation actuelle. Les employeurs sont déjà un peu forcés à offrir des augmentations pour faciliter le recrutement. Il lui faut donc capitaliser au maximum sur cette ouverture. C’est précisément parce que le rapport de force leur est favorable que les syndicats pourraient passer à l’offensive, augmenter les attentes de leurs membres et utiliser la grève comme moyen d’obtenir des gains. Au-delà des demandes salariales, c’est le moment pour les syndicats de faire des demandes structurantes : ramener les fonds de retraite à prestation déterminée dans le secteur privé, améliorer durablement les assurances collectives, baliser et réduire la charge de travail dans le secteur public, etc. Avec la crise environnementale qui guette à l’horizon, c’est également un bon moment pour inclure des dispositions sur les changements climatiques dans les conventions collectives et utiliser ces demandes pour solidifier l’appui populaire aux grèves.
Évidemment, la situation n’est pas aussi bonne pour l’ensemble des secteurs et de telles grèves offensives ne sauraient porter fruit si elles ne s’inscrivent pas dans une bonne stratégie. Il ne s’agit pas ici de fétichiser la grève, d’en faire une recette magique qui permettrait de gagner à tout coup. Il faut l’utiliser intelligemment pour que cet outil soit efficace. Il faut donc prendre le temps d’analyser la situation particulière d’un lieu de travail, d’ancrer à la base l’appui pour un mouvement de grève et de créer des alliances avec la communauté pour éviter l’isolement.
Ceci dit, le contexte actuel est l’un des plus favorables au mouvement syndical depuis la Seconde Guerre mondiale pour réaliser des avancées significatives dans la plupart des secteurs. Souhaitons qu’il puisse s’organiser pour saisir cette opportunité.