Dossier : Le populisme de gauche. À tort ou à raison ?
Le peuple de Chartrand
« Mes très chers frères, mes très chères sœurs… » C’est ainsi que Michel Chartrand commençait la grande majorité de ses discours. Dès ses premiers mots, on ne pouvait qu’être impressionné par le charisme et l’énergie de cet homme. Le peuple de Chartrand, c’était en fait toute l’humanité.
Et pour être certain qu’on comprenne bien la portée de ses propos, Chartrand enchaînait généralement ses discours avec un extrait de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Il déclarait ces lignes d’une telle manière qu’on avait l’impression de les entendre pour la première fois de l’histoire.
Si ce n’était du ton fulminant et du regard enflammé l’accompagnant, cette ouverture pourrait laisser croire que Chartrand était un libéral « de gauche » tout aussi banal que les autres, un de ceux qui, comme il le dénonçait, « collaborent avec le pouvoir ». Tout progressiste conséquent soutient effectivement les droits de la personne, quitte à en faire une simple question de principe.
Le peuple humain
Pour Chartrand, les droits de la personne et l’égalité doivent s’incarner dans la réalité de tous les jours. Chartrand était chrétien – il trouvait le Christ « sympathique » – et n’aimait pas que les marxistes veuillent en finir avec la religion. Mais l’humanité, même unie sous la gouverne de Dieu, se divise en classes sociales. Ainsi, Chartrand s’opposait tout autant à l’universalisme abstrait des chrétiens qu’à celui des bourgeois libéraux : « Comme si l’exploiteur et l’exploité avaient tous deux le même cœur. »
C’est pourquoi il a été des luttes syndicales, populaires, internationales, humanitaires, féministes, autochtones, indépendantistes tout au long de sa vie. Il voyait le capitalisme comme un « marché des esclaves » et un système « amoral, asocial et apatride ». Il faut se battre, disait-il, chaque jour et en permanence afin de préserver le peu de dignité et de liberté qui nous restent. Et s’il faut à l’occasion « étamper » ou « botter le cul » de ses adversaires, braver la loi, passer à l’action directe, voire, dans le contexte des régimes dictatoriaux, prendre le maquis, Chartrand ne s’y opposera pas, bien au contraire : « Jamais on ne me fera cracher sur les gars qui posent des bombes. Ils ont le droit de ne pas être contents, ces gens-là. Le système capitaliste est fondé sur la violence et il engendre nécessairement la violence. »
Le peuple est dominé par la classe politique et les élites financières. Le peuple « réellement existant » (pour paraphraser la formule consacrée) doit s’émanciper du système capitaliste, mais aussi de lui-même. Il n’est pas une entité à protéger ou à conserver telle quelle parce qu’elle aurait une quelconque valeur « en soi ». Il est en devenir…
Par et pour le peuple
Contrairement aux populistes de droite, Chartrand n’instrumentalise donc pas la culture ou le sens commun populaire afin de se donner raison. Cette culture populaire est aussi celle de la servitude, et le « gros bon sens » est corrompu par la pensée égoïste et compétitive. Le sophisme de l’argumentum ad populum lui est étranger (ou presque). Il n’appelle pas la majorité pour soutenir ses raisonnements. En fait, c’est plutôt l’inverse qui est vrai. Chartrand détestait les consensus. La démocratie, c’est le débat. Il a dénoncé toute sa vie le peuple québécois « peureux et colonisé », lui reprochant son individualisme, son manque de courage, son mauvais traitement des minorités, son machisme, son manque de solidarité et de conscience internationale.
Ce qui l’intéresse dans le peuple, c’est la possibilité d’y trouver l’outil du changement : la classe ouvrière. Chartrand ne s’identifie donc pas à l’ensemble de la nation québécoise, de bas en haut sans plus de nuance. Il s’inscrit, comme dirait Walter Benjamin, dans la mémoire des vaincus : les Autochtones spoliés, les colons exploités, les travailleurs en grève, les déserteurs, les pauvres, les femmes et les immigrants. Il s’identifie à cette partie du peuple qui est victime de la hiérarchie et qui refuse sa condition. Le passé qui l’inspire, ce n’est pas celui des « grands ». Le Québec a d’ailleurs selon lui une part d’ombre dans son passé : « C’est cela notre civilisation, c’est cela la base de notre civilisation. Ce n’est pas une civilisation chrétienne mais une civilisation de barbares blancs qui ont conquis des peuples plus faibles et qui les ont volés par la force d’arme, avec une façade de christianisme comme on a encore une façade de démocratie. »
Le peuple « tel-qu’il-est » doit se renier puis se transformer afin de devenir « tel-qu’il-devrait-être ». Il doit s’arracher à lui-même par une libération économique, sociale et politique qui le transformera radicalement. Ce changement ne viendra pas d’en haut : « L’émancipation des travailleurs, comme disait Marx, sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Chartrand ne désire pas seulement l’élection d’un parti de gauche qui ferait quelques changements le temps de son mandat, il aspire à un réel changement social et politique : « Pas surveiller le pouvoir, exercer le pouvoir », car « on ne s’en sortirait même pas avec un parti socialiste ». Il faut que ce soit le peuple lui-même qui « brasse ça ». La démocratie radicale semble être ici l’avenue pour le futur – « toute vraie démocratie est socialiste ; tout vrai socialisme est démocratique ». La classe ouvrière doit mettre en place une « machine électorale » permettant aux travailleurs et travailleuses de prendre le pouvoir via différents comités (chômeurs, locataires, populaires, communautaires, syndicats) et de reprendre possession des entreprises via les comités de travailleurs·euses et l’autogestion généralisée de la société.
Une émancipation sans frontières
Chartrand est bien sûr particulièrement concerné par le sort du peuple québécois. Celui-ci doit s’émanciper du colonialisme canadien. Le nationalisme de Chartrand n’est toutefois pas bourgeois. Pendant toute sa vie, il va critiquer le Parti québécois et son souverainisme sans réelle émancipation économique et sociale. Le pays de Chartrand est concret, matériel et vivant. Il est, pour reprendre les mots d’Élisée Reclus, la « terre qui nous a nourris » et le langage « qui nous a bercés ». Il ne s’agit donc pas de se donner un État « comme les autres », comme le disent les nationalistes, mais d’arracher le pays réel aux colonisateurs et aux exploiteurs pour le mettre entre les mains du peuple qui l’habite. Les exploiteurs – les « pourris » et les « fascistes » – sont aussi québécois. L’émancipation du peuple repose donc sur le prolétariat, elle est une division à dépasser au sein même de la nation.
La libération doit se faire à la fois à l’échelle nationale et internationale. Fidèle à la pensée anticoloniale, elle est liée aux autres peuples du monde. « Des commandos viennent de partout. J’ai dit à quelques-uns de ces volontaires : “En aidant les Palestiniens, c’est le Québec que vous aidez aussi à se libérer !” » Chartrand va appuyer les combats des Vietnamiens, des Chiliens, des Irlandais, des Mohawks et des travailleurs et travailleuses du monde entier. Il va même affirmer que les combattants de l’opération de Munich, qui ont tué cinq athlètes olympiques israéliens en 1972, sont des « patriotes et des héros » qui avaient des intentions « hautement humanitaires ».
Derrière la nation, le peuple ; derrière le peuple, la classe sociale ; et par-delà la classe, l’humanité retrouvée. Et à chacune de ces étapes, Michel Chartrand nous crie à tue-tête de ne pas écouter les « petits messieurs éduqués tout croche », les « pouilleux », les « complices » et les « commis de compagnie »… Radical, anti-élite, anticapitaliste, anti-impérialiste, nationaliste : Chartrand, populiste de gauche ? Sans doute. Populaire ? Assurément. Mais il était surtout socialiste et indépendantiste. Et détestait les étiquettes. Il a constaté, de l’intérieur du peuple, que l’injustice régnait. Il a compris que la classe ouvrière organisée pouvait mettre fin à la domination des puissants.