L’aide sociale et la pauvreté. Une lutte inachevée

No 82 - janvier 2020

Mémoire des luttes

L’aide sociale et la pauvreté. Une lutte inachevée

Françoise David, François Saillant

La marche « Du pain et des roses » s’ébranle le 26 mai 1995 en trois contingents. De Montréal, de Longueuil et de Rivière-du-Loup, des centaines de femmes marcheront durant 10 jours pour se rendre devant l’Assemblée nationale. Le thème central de cette longue caravane est la lutte à la pauvreté.

À cette époque, près de 20 % de la population québécoise vit sous le seuil de faible revenu : des bénéficiaires de l’aide sociale, des aînés·e·s, des jeunes sans emploi, et dans cette foule de gens pauvres, on compte beaucoup de femmes.

La question du logement est au cœur des revendications de la marche. Le Front d’action population en réaménagement urbain (FRAPRU) devient donc un allié proche, un partenaire actif de la Fédération des femmes du Québec (FFQ). Françoise et François font la paire ! Et cela nous amènera à militer ensemble durant de nombreuses années.

Le 4 juin 1995, Jacques Parizeau vient lui-même devant une foule estimée à 18 000 personnes annoncer que, oui, il construira des logements sociaux avec soutien communautaire. Oui, il augmentera le salaire minimum de 45 ¢ de l’heure. Oui, nous aurons une loi sur l’équité salariale. Nous sommes alors à quelques mois d’un référendum crucial. Cela a-t-il contribué à ses réponses satisfaisantes aux revendications des femmes ? Bien sûr que oui. Sans oublier que le gouvernement péquiste de l’époque comprenait des féministes convaincues. La suite accordée à ces engagements du premier ministre sera cependant moins rose.

Le référendum a lieu le 30 octobre suivant. C’est non au pays. Et nous assistons en direct à un discours qui cible injustement les minorités ethniques du Québec. Jacques Parizeau démissionne et Lucien Bouchard lui succède comme premier ministre. Cela change tout. La lutte à la pauvreté ne sera plus une priorité pour un gouvernement qui met l’atteinte de l’équilibre budgétaire en tête de ses préoccupations et de ses politiques publiques et fiscales.

La pauvreté sacrifiée au déficit zéro

Nous avons un avant-goût des batailles qui nous attendent dès le 24 novembre 1995 : Jeanne Blackburn, ministre de la Solidarité sociale, annonce des coupes de 186 millions à l’aide sociale. Stupeur. Le réveil est brutal. Nous ne savons pas encore que ces premières coupes seront suivies de plusieurs autres en quelques années seulement.

Dès la fin-janvier, Louise Harel devient ministre de la Solidarité sociale. Elle a bonne réputation dans le milieu communautaire, car elle fait partie de l’aile progressiste et féministe du PQ. Et pourtant… Comme les autres ministres du gouvernement Bouchard, madame Harel se plie à l’objectif du déficit zéro : il y aura des coupes.

Du 18 au 20 mars 1996 se tient à Québec un Sommet sur l’avenir économique du Québec. Il réunit tous les principaux acteurs – et quelques actrices – des mondes politiques, économiques, sociaux, syndicaux, municipaux, institutionnels et autres. L’objectif est de créer un consensus sur la situation économique du Québec, en particulier sur le déficit des finances publiques, et de trouver des solutions. Dès le début, nous demandons, avec les organismes communautaires, la suspension d’une coupe de 72 millions à l’aide sociale qui doit entrer en vigueur le 1er avril. La demande est rejetée par le premier ministre. Et c’est dans un silence de mort que nous demandons à l’ensemble des personnalités rassemblées : quelqu’un peut-il faire quelque chose ? La salle demeure silencieuse.

D’autres coupes sont annoncées dans les mois qui suivent : allocation logement diminuée pour les familles avec enfants mineurs, perte de l’indexation des chèques pour les bénéficiaires de l’aide sociale ayant des contraintes sévères à l’emploi alors que celles qui sont censées ne pas avoir ces contraintes sont déjà privées d’indexation depuis 1993.

Nous sommes scandalisés. Mais nous réalisons aussi que nous étions fort mal préparés à ce premier Sommet qui était tout à fait nouveau pour nous. C’est tout de même déroutant de se retrouver dans une immense salle remplie de personnes habituées à naviguer dans des négociations plus ou moins secrètes, n’en dévoilant publiquement que ce qu’ils jugent utile. Nous apprenons que plusieurs participant·e·s s’étaient concerté·e·s avant le Sommet. Les décisions étaient déjà prises. Nous, nous étions les maringouins fatigants qu’il faut endurer, mais auxquels on ne donne rien.

On décide alors de s’organiser en vue du sommet suivant qui aura lieu en octobre 1996. Une dizaine d’organismes appelés sociocommunautaires par le gouvernement se réunissent à notre initiative. Cette toute nouvelle coalition rassemble des membres aussi diversifiés que la FFQ, Solidarité populaire Québec, l’Assemblée des évêques du Québec (eh oui !), Solidarité rurale, les fédérations étudiantes, un regroupement d’aînés·e·s. Vivian Labrie, qui accompagne la FFQ, a une idée géniale : nous irons à ce Sommet réclamer une clause d’appauvrissement zéro. Ce que ça veut dire : le gouvernement s’engagerait à ne prendre aucune mesure, à n’adopter aucune politique, à n’effectuer aucune compression qui réduise encore le niveau de vie des 20 % les plus pauvres de la population. Peut-on imaginer revendication plus raisonnable ? Et pourtant…

Il faudra un sondage SOM dans La Presse du 1er novembre indiquant que 69 % des gens appuient cette demande pour que le premier ministre consente à y souscrire… mais seulement pour les bénéficiaires de l’aide sociale ayant des contraintes sévères à l’emploi. Il répond aussi favorablement à une demande pressante de Nancy Neamtan à l’effet de créer un Fonds de lutte à la pauvreté.

C’est trop peu, trop tard. Forts de l’appui populaire, convaincus de la justesse de notre demande pour les 20 % les plus pauvres et non seulement pour une partie d’entre elles et eux, nous quittons le sommet avec Thérèse Sainte-Marie, qui représente la Coalition des femmes contre la pauvreté. Encore une fois, dans un silence assourdissant. Il n’est pas inutile de réaffirmer aujourd’hui que nous avons eu mille fois raison de ne pas plier devant l’inacceptable : appauvrir la plus grande partie des plus pauvres au nom du déficit zéro !

Le combat se poursuit

À peine remis de nos émotions, nous devons faire face encore une fois à de nouvelles compressions et au dépôt d’un Livre vert sur la sécurité du revenu par Louise Harel. En gros, ce document préfigure ce que déposera le gouvernement Couillard bien des années plus tard : il faut contraindre les jeunes à l’aide sociale à accepter un parcours d’insertion sous peine de coupes importantes dans leurs chèques. Le PQ veut aussi saisir les chèques d’aide sociale en cas de non-paiement de loyer. Même si elle est adoptée, cette mesure inique ne sera jamais mise en application, à la suite de pressions continues exercées par les groupes communautaires et d’une condamnation par un comité de l’ONU. Nous mettons immédiatement sur pied une Coalition nationale sur l’aide sociale. Nous organisons des manifestations, dont une à Westmount, qui n’y est pas vraiment habituée… Graduellement, nous remplaçons le vocable appauvrissement zéro par celui de pauvreté zéro, qui devient notre véritable objectif. Une pétition est signée par 46 000 personnes et nous dénonçons le Livre vert et les coupes sur toutes les tribunes.

À l’automne 1997, le Carrefour de pastorale en monde ouvrier, animé par Vivian Labrie, présente un projet de loi pour l’élimination de la pauvreté. La Coalition Droits de Québec organise un Parlement de la rue à proximité de l’Assemblée nationale. Ce parlement parallèle dure un mois et des milliers de personnes s’y joignent. L’idée d’une loi-cadre pour éliminer la pauvreté fait son chemin dans nos rangs. La situation n’est pas simple. Le gouvernement péquiste joue avec nos nerfs. Il annonce la construction de logements sociaux… mais coupe maintenant dans l’allocation-logement pour les personnes seules et les couples à faible revenu de 59 ans et plus. En 1998, devant des pressions répétées, il décide que la coupe pour partage de logement ne s’appliquera plus aux familles monoparentales. Notre combat est complexe et l’idée de la loi-cadre vient lui donner un nouveau souffle.

De plus en plus de groupes se joignent au Collectif pour un Québec sans pauvreté. Un travail colossal d’éducation populaire et de mobilisation est accompli. 215 000 personnes signeront ainsi une pétition appuyant le projet de loi préparé longuement par le Collectif. Cela n’empêche pas le gouvernement péquiste de refuser en octobre 2000 presque toutes les revendications des femmes regroupées au sein de la Marche mondiale des femmes. L’une de ces revendications était l’adoption d’une loi-cadre pour mettre fin à la pauvreté et à l’exclusion. Une autre portait sur la construction de logements sociaux. La ministre responsable du logement nous a plutôt parlé d’accès à la propriété !

C’est un dur coup pour le mouvement des femmes et ses alliés, le Collectif pour un Québec sans pauvreté, le FRAPRU et bien d’autres organismes communautaires et syndicaux. Cette rebuffade provoquera un effet inattendu quelques années plus tard : l’implication acharnée de plusieurs militantes et militants engagés dans les luttes sociales dans la fondation d’un parti politique féministe et de gauche.

Deux ans avant l’élection où le PQ perdra le pouvoir, le nouveau premier ministre, Bernard Landry, annonce que la lutte à la pauvreté sera une véritable obsession. Mesure-t-il enfin la colère des femmes et de leurs alliés ? La ministre des Finances, Pauline Marois, annonce vers la fin de 2001 la construction de 13 000 logements sociaux en cinq ans. Et le 13 décembre 2002, le projet de loi 112 visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale est adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale. Cela a été rendu possible par l’extraordinaire mobilisation de tous les milieux, partout au Québec, pendant plusieurs années.

Mais, car il y a un mais… la loi adoptée est loin d’être satisfaisante si l’on porte le rêve d’éliminer vraiment la pauvreté. C’est une loi-cadre sans caractère contraignant. Une fois adoptée, la loi a aussi pour effet d’éteindre la mobilisation générale. Tout se passe un peu comme si plusieurs s’imaginaient que l’on pouvait désormais passer à autre chose. Ça fait sept ans qu’on parle de pauvreté, on pourrait changer de disque ? La lassitude se fait sentir même chez les plus militants. Les libéraux prennent le pouvoir en 2003 et gouvernent presque sans discontinuer jusqu’en 2014. Durant toutes ces années, les groupes représentant les bénéficiaires de l’aide sociale s’affaiblissent, certains n’existent plus.

L’histoire se chargera de nous dire si nous avons eu raison d’utiliser cette stratégie : manifester, pétitionner, revendiquer haut et fort et, en même temps, négocier pied à pied le texte d’une loi-cadre. Soyons clairs cependant : jamais au Québec n’a-t-on autant parlé de pauvreté, de justice, d’inégalités qu’entre 1995 et 2002. Ce discours est bien moins présent dans l’espace public en 2019. D’autres enjeux, et pas les moindres, ont pris le dessus : environnement, droits des minorités, maintien des services publics, par exemple.

Et maintenant ?

Plusieurs animateurs et animatrices des luttes anti-pauvreté ont pris leur retraite. Des dizaines d’organismes communautaires continuent d’œuvrer à l’amélioration du sort des personnes pauvres et exclues. Car malgré un taux de chômage très bas, les banques alimentaires sont débordées et font régulièrement appel à la générosité du public. Pourquoi ? Parce que les pauvres sont plus pauvres qu’auparavant. Le salaire minimum est trop bas, l’aide sociale dérisoire (surtout pour les personnes dites sans contraintes à l’emploi), les loyers sont élevés, la nourriture chère. On vit aujourd’hui dans un Québec où la plupart des gens arrivent à vivre décemment (ou en s’endettant !), mais où environ 10 % des personnes ont un faible revenu. Beaucoup moins qu’en 1995. Sauf pour les personnes itinérantes – dont le nombre grossit –, on ne les voit plus.

En 2016, le gouvernement Couillard a fait adopter une loi qui oblige les jeunes bénéficiaires de l’aide sociale à entrer dans un parcours d’insertion sous peine de coupe importante dans leurs chèques. Seuls deux député·e·s ont mené bataille : Françoise David de Québec solidaire et Dave Turcotte du Parti québécois. De nombreux organismes sont venus plaider contre cette mesure en commission parlementaire. Mais force est de constater que la mobilisation populaire n’a pas été au rendez-vous. Est-ce un signe des temps ? Devons-nous y voir simplement de la fatigue, un manque de ressources, ou bien devons-nous convenir que l’aide sociale n’est plus un enjeu qui mobilise ?

Pour nous qui avons été de toutes les luttes pour combattre le mépris envers les personnes pauvres et le sort qui leur est fait, cette situation est un peu crève-cœur. Nous ne prétendons cependant pas avoir de recette toute faite pour remobiliser les progressistes face au scandale d’une pauvreté persistante au Québec, même si numériquement moins importante.

Pouvons-nous simplement rappeler que les personnes pauvres sont, chez nous et dans le monde, celles qui subissent le plus durement les effets des changements climatiques ? Que ce sont ces personnes qui souffrent le plus des manques criants de services dans les services publics ? Que les enfants pauvres, souvent racisés, sont loin d’avoir tout le soutien nécessaire à leur plein épanouissement ?

Il faudra bien en reparler un jour !

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