Étudiant·e·s internationaux. Résonance d’une histoire oubliée

No 079 - avril / mai 2019

Mémoire des luttes

Étudiant·e·s internationaux. Résonance d’une histoire oubliée

Daniel Poitras

Migrant·e·s transitoires et parfois vaches à lait des universités québécoises, les étudiant·e·s internationaux passent volontiers sous le radar des médias, des chercheurs et des chercheuses malgré leur nombre croissant – entre 30 000 et 40 000 chaque année depuis depuis 2010 – et leur importance grandissante dans l’internationalisation de l’enseignement supérieur.

Cette présence ne date pas d’hier : dès l’après-guerre, ils et elles étaient des milliers à venir de plus de 70 pays, à s’impliquer dans leur milieu et, pour certain·e·s, à y élire domicile. On en sait pourtant très peu sur leur cheminement, leur expérience et leur influence, hormis le spectaculaire événement qui a eu lieu au collège Sir Georges William en 1969, où des étudiant·e·s internationaux ont occupé des locaux informatiques pour protester contre le racisme avéré de l’un de leurs professeurs [1]. Leur absence de l’histoire du mouvement étudiant n’est pas anodine et ne s’explique pas par l’absence de sources ou de traces ; elle renvoie plutôt à ce qu’une société exclut – ces autres à l’appartenance perçue ou construite comme ambiguë – pour se penser et se refléter. Objets d’histoire, les étudiant·e·s internationaux ont également été des sujets : malgré les embûches pour se faire reconnaître et entendre, ils et elles ont transformé les campus en hauts lieux de diversité culturelle et ont amorcé des débats sur des enjeux tels que la discrimination systémique, l’inclusion des autres dans la mémoire collective et la responsabilité de la majorité dans un contexte de diversité. À cet égard, leurs voix et les réactions qu’elles ont provoquées gagnent aujourd’hui une résonance particulière [2].

Si leur histoire est méconnue, c’est qu’elle se déroulait en parallèle du grand récit émancipateur du Québécois francophone blanc auquel s’est donné corps et âme le mouvement étudiant. La trame narrative est connue : à l’ère de la décolonisation et de la Révolution tranquille, ces Québécois·es revendiquaient le statut de minorité opprimée socialement et nationalement, ce qui laissait dans l’ombre – au-delà de la légitimité des luttes en jeu – plusieurs groupes qui n’entraient pas dans l’équation et se retrouvaient plus ou moins invisibilisés, comme les peuples autochtones, les minorités culturelles et, dans une certaine mesure, les femmes. Alors que la déconstruction douloureuse de ce récit identitaire, qui a cristallisé l’expérience de plusieurs générations, est entrée récemment dans une nouvelle phase (pensons aux réactions à SLĀV et Kanata, entre durcissement et mea culpa), le recours à l’histoire est plus que jamais nécessaire pour comprendre comment ce récit s’est sédimenté et a durci avec le temps. Et comment son relâchement et son actualisation sont susceptibles d’ouvrir et le passé et le futur.

« Au service des étudiants et de la nation »

Au début des années 1960, le mouvement étudiant a le vent dans les voiles. Auréolé par sa lutte contre le duplessisme, il est en phase avec les grands thèmes de la Révolution tranquille (modernisation, démocratisation, émancipation). C’est le campus de l’Université de Montréal qui constitue son terrain le plus dynamique et qui produit ses militants les plus convaincus. Grâce à l’influente Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) et au journal universitaire le plus progressiste au pays (Quartier latin), tout semble en place pour diffuser la grande idéologie de l’époque : le syndicalisme étudiant. L’objectif est de transformer les étudiant·e·s en « travailleurs et travailleuses intellectuel·le·s » et d’en faire une force sociale incontournable. Cette idéologie ratisse large et sert aux étudiant·e·s à se projeter comme allié·e·s du mouvement ouvrier et syndical, des mouvements de libération nationale et de divers mouvements internationaux. Cette volonté d’expansion et d’intégration des luttes se manifeste notamment dans l’ambition des leaders étudiant·e·s de parler au nom ici de l’ensemble des étudiant·e·s et de la jeunesse, voire de la nation. L’AGEUM entend être à la hauteur de son leitmotiv : « Au service des étudiants et de la nation.  »

Dans ce contexte d’unanimisme apparent, que certains ont appelé l’âge d’or du mouvement étudiant, on entendait pourtant parfois des paroles étrangères et discordantes. Dans l’ombre de la puissante AGEUM, les étudiant·e·s internationaux avaient décidé en 1959 de former leur propre association (Cosmopolis) afin de se donner des représentant·e·s et une voix propre. Composée une année d’un Libanais, d’un Gabonais, d’un Saoudien, d’une Allemande et d’un Vietnamien, et l’année suivante d’étudiant·e·s de nationalités différentes, l’association est devenue un lieu de négociation et de réflexion interculturel. Elle a aussi servi de catalyseur pour ébaucher une critique des prétentions du mouvement étudiant québécois (blanc et largement masculin) et pour le confronter publiquement. D’abord un sous-comité dans l’AGEUM, Cosmopolis a vite revendiqué davantage d’autonomie et de reconnaissance.

« Chambres pour étudiants de couleur »

Ces revendications avaient toutefois beaucoup plus qu’une fonction symbolique ; elles attiraient l’attention sur la situation précaire de plusieurs étudiant·e·s internationaux, qui se retrouvaient isolé·e·s sur le campus et dans une ville qui s’en méfiait ou les ignorait. Certain·e·s étaient à la merci de logeurs racistes ou abusifs, d’autres souffraient de problèmes de santé mentale dus au choc culturel et à l’isolement, alors que d’autres encore croupissaient dans des chambres miniatures ou insalubres. La majorité ne bénéficiait pas de réseaux d’entraide. L’une des causes de cet isolement était la discrimination larvée du monde universitaire, qui prenait parfois une forme structurelle. En 1962, une enquête révélait qu’environ 20 % des logeurs et logeuses inscrit·e·s sur la liste du Service de logement de l’université faisaient preuve de discrimination. Pour aggraver la situation, le Service demandait aux logeurs et logeuses leur préférence ethnique et leur permettait de cocher, dans le formulaire, « chambres pour étudiants blancs » ou « chambres pour étudiants de couleur ». Devant l’AGEUM et les autorités universitaires, qui peinaient à reconnaître l’existence même d’une discrimination, Cosmopolis a décidé de hausser le ton en demandant une réforme du Service, des services universitaires adaptés aux étudiant·e·s internationaux et un statut particulier dans l’AGEUM.

Face aux exigences des étudiant·e·s internationaux qu’elle croyait pourtant tout naturellement représenter, l’AGEUM a d’abord réagi avec irritation : « Vous avez les mêmes droits que les autres !  », rétorquait son président à l’aide d’un argument légaliste souvent utilisé par les étudiant·e·s locaux pour se dédouaner de toute responsabilité : « Nous représentons tous les étudiants et toutes les étudiantes, sans traitement de faveur  », disait l’AGEUM en substance. Mais le président ajoutait, sur un ton qui trahissait le paternalisme de l’association et le primat accordé au nous d’abord : « C’est parce que l’AGEUM contribue à bâtir le Québec que les étudiants étrangers peuvent penser s’y établir et profiter de notre expansion.  » À cela, Cosmopolis répliquait : l’association prétend s’occuper de nous, mais un par un, de façon atomisée, sans reconnaître nos besoins particuliers et sans admettre que nous avons besoin d’une double représentation, sous l’AGEUM et sous Cosmopolis. N’y aurait-il pas là, avançait son président, le Gabonais Edzodzomo Ela, « un faux libéralisme » par lequel on revendique des droits collectifs (pour les Québécois·es francophones), mais en refusant de les admettre pour les autres groupes ? Habile, le président tendait également la perche à l’AGEUM en lui proposant d’intégrer pleinement Cosmopolis dans l’aventure collective du syndicalisme étudiant et de la francophonie internationale.

La campagne de Cosmopolis a fini par porter ses fruits. Subissant une mauvaise presse et critiquée de l’intérieur, l’AGEUM a finalement cédé : au milieu des années 1960, elle faisait campagne contre le Service de logement, elle défendait les droits de séjour des étudiant·e·s internationaux face aux gouvernements provincial et fédéral et elle octroyait enfin à Cosmopolis le statut de comité particulier doté d’un budget propre. L’aventure allait cependant pendre fin en 1969 à la suite du sabordage de l’AGEUM dans la foulée de la désinstitutionnalisation du mouvement étudiant.

* * *

Si cette histoire résonne aujourd’hui, c’est qu’elle mettait en scène, sous la forme d’un microcosme, la reconnaissance de l’autre dans un espace partagé et animé par des enjeux communs, mais devenu un carrefour de cultures et de trajectoires diverses. L’unanimisme recherché et projeté par les étudiants locaux dans le sillage du récit émancipatoire des Québécois·es francophones s’est trouvé miné par les voix et les revendications de ces autres qui aspiraient à un statut (plus exploratoire que figé) de compagnons et compagnes, mais qui étaient habité·e·s par une autre mémoire et d’autres repères. « Assumons notre fondamentale ambiguïté », écrivait Vu Huu Quang à propos de la condition des étudiant·e·s internationaux. Et si la phrase était aussi destinée aux étudiants locaux majoritaires, appelés à précipiter le deuil d’un récit collectif univoque ?


[1Sur ces événements, voir la semaine commémorative organisée à l’Université Concordia : protestsandpedagogy.ca.

[2Pour un portrait d’ensemble, voir Daniel Poitras, « Les métèques grondent dans la cité. Les étudiants étrangers face au syndicalisme étudiant au Québec (1954-1968) », Recherches sociographiques, vol. 58, no 3, 2017, p.629-658.

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