Figures marquantes
Pierre Vallières : l’impatience du rebelle
Disparu il y a 20 ans, Pierre Vallières, figure mythique des années 1960-1980, a sombré dans l’oubli. Ses compagnons d’armes de l’époque ne l’évoquent plus guère et les plus jeunes ne connaissent de lui que l’expression « Nègres blancs d’Amérique » qu’il a popularisée dans son livre le plus célèbre et qu’ils jugent discutable à la lumière des débats d’aujourd’hui.
Il s’agit pourtant d’une des figures intellectuelles les plus intéressantes de son temps. C’est l’un des rares, sinon le seul, à ne pas disposer d’une formation universitaire sanctionnant l’appartenance « naturelle » à ce milieu. C’est également l’un des rares, sinon le seul, à être demeuré un intellectuel activement engagé et un militant du début à la fin de son parcours, implication qui a emprunté plusieurs formes, de l’action armée dans le Front de libération du Québec (FLQ) à l’activisme pacifiste, mettant en accord jusqu’au bout sa pensée et son action.
Cette trajectoire atypique est reconstituée magistralement dans la biographie que lui a consacrée récemment Daniel Samson-Legault et qui met bien en lumière l’ensemble de ce parcours, largement méconnu à l’exception du passage au FLQ et du ralliement au Parti québécois au début des années 1970 [1]. Il y a en effet un avant et un après de cet épisode central auquel on ne saurait réduire l’ensemble de la vie et de l’œuvre de ce rebelle aux multiples causes.
Les premiers émois
Contrairement à ce qu’a laissé entendre Vallières dans le livre qui l’a rendu célèbre, sa famille est de condition modeste davantage que pauvre. Le père, Rolland, est vendeur d’assurances un temps, représentant pour les machines à coudre Singer ensuite, machiniste enfin aux usines Angus durant une vingtaine d’années où il jouit de bonnes conditions de travail et d’un salaire décent dans une entreprise alors florissante.
Cela lui permet de passer de la condition de locataire dans les quartiers du Plateau et d’Hochelaga au statut de propriétaire à Longueuil-Annexe sur la Rive-Sud, qui connaît un développement exponentiel au cours de l’après-guerre. C’est, note le biographe, « une terre en friche, un Far West de spéculateurs », régi par la loi du plus fort, dans lequel la petite pègre s’affiche sans gêne, un milieu de délinquants dans lequel on fait son apprentissage dans les bagarres de rues.
Ce qui distingue Vallières dans ce milieu, y compris à l’école secondaire et au collège qu’il peut fréquenter grâce à une bourse de l’Œuvre des vocations, c’est son vorace appétit de lecture. Il dévore en effet Antoine de Saint-Exupéry, Malraux, fasciné par L’Espoir et la guerre civile espagnole qui devient pour lui une référence mythique, Dostoïevski, Camus, Sartre et les romanciers américains contemporains. La nausée de Sartre, notamment, est pour lui une révélation et c’est en s’inspirant de ce roman existentialiste qu’il écrit à 17-18 ans des romans dont Noces obscures, qu’il fait parvenir à Gaston Miron, alors éditeur de l’Hexagone, qui ne dispose pas des ressources financières pour le publier, mais qui l’encourage à écrire.
Que nous apprend donc ce récit fondateur en quelque sorte sur le jeune Vallières de ces années et sur la société dans laquelle il cherche sa voie (et sa voix) dans la douleur et les tourments ?
Bien que d’inspiration et de nature autobiographiques, Noces obscures [2] est pris en charge par une narration à la troisième personne, focalisée sur le personnage du jeune héros, Roger Millaire. Cette narration, fragmentée, pointilliste, et en cela très moderne, comporte par ailleurs plusieurs monologues qui nous font pénétrer dans sa conscience sans interférence « objective » si l’on peut dire. Le roman donne l’impression d’être d’abord et avant tout une confession, un récit, sinon carrément autobiographique, du moins autofictionnel, mettant largement à contribution l’expérience vécue d’un auteur qu’on sent très proche d’un héros dans lequel il semble se dédoubler pour l’essentiel, ce que Vallières confirme d’ailleurs dans l’avant-propos du roman.
Au fil de ses expériences de travail (dans une entreprise de confection de jupes pour dames) et de ses aventures amoureuses décevantes, Roger Millaire en vient à se sentir de trop dans un univers hostile qui ne lui fait pas de place et qui ne saurait satisfaire l’exigence d’absolu, « d’affranchissement total » qui l’habite et qui seul pourrait répondre au « pourquoi » qui le hante sans répit : « N’y a-t-il rien à savoir, rien à connaître, rien à comprendre ?, se demande-t-il obsessionnellement. Rien qui puisse donner un sens à la vie ? »
C’est pour échapper sans doute à ce sentiment d’échec du héros et du ratage de son propre projet d’écriture, qui demeure non publié, que Vallières va se tourner vers l’engagement religieux pour incarner son désir d’absolu et de dépassement. Il s’inscrit au noviciat chez les franciscains, où il vit à fond une expérience d’ordre mystique, tout en s’initiant à la philosophie thomiste (alors dominante), mais aussi à la philosophie moderne, sous la supervision entre autres du père Constantin Baillargeon qui lui sert de guide [3]. L’aventure dure trois ans (1958-1961), Vallières y mettant abruptement fin au moment où il allait prononcer ses vœux définitifs.
C’est un épisode dont on ne devrait pas sous-évaluer l’importance. D’une part parce qu’on en retrouvera une sorte d’écho et de prolongement dans le retour à Dieu des années 1980 et d’autre part parce que Vallières y fait une expérience de la vie communautaire qui influencera fortement sa conception d’un socialisme des égaux et de partage qui l’animera par la suite dans ses divers engagements.
Le temps de l’action
Après un court séjour en France qui suit l’aventure religieuse et qui le déçoit aussi pour d’autres raisons, et notamment pour l’impuissance de la gauche et en particulier des communistes qui ne sont plus pour lui des révolutionnaires, il rentre au Québec où, grâce à Gérard Pelletier, il devient journaliste à La Presse, ce qui le met en contact avec le milieu intellectuel et politique qui connaît alors un dynamisme nouveau. Il devient collaborateur de la revue Cité libre dont il sera un temps le codirecteur avec le journaliste Jean Pellerin, un fidèle de la direction précédente, incarnée notamment par le tandem Pelletier/Trudeau.
Vallières y publie d’abord des textes philosophiques sur le sens et les finalités de la vie, réflexion qui s’inscrit dans la filiation de ses textes rédigés au noviciat, puis passe assez rapidement à l’écriture de textes davantage engagés politiquement. Il se radicalise, critiquant vigoureusement les positions réformistes de Cité libre et prêche de plus en plus résolument la « révolution socialiste » comme la plupart des collaborateurs qu’il a attirés à la revue. Cela va entraîner bientôt son renvoi comme directeur de même que le départ de la majorité des nouveaux rédacteurs qu’il a recrutés.
Vallières ne rejoint toutefois pas la revue Parti pris, créée à l’automne 1963, comme on aurait pu s’y attendre, ou encore le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), la revue comme le mouvement accordant à ses yeux priorité à la lutte indépendantiste plutôt qu’à la révolution socialiste. Avec Charles Gagnon et quelques amis, il fonde plutôt l’éphémère revue Révolution québécoise tout en rejoignant le Mouvement de libération populaire (MLP), bras politique de Parti pris. Membre actif de cette organisation, il en devient bientôt un permanent rémunéré tout en entretenant des contacts avec des membres du FLQ, qu’il rejoint en 1965.
Vallières y crée bientôt, avec Charles Gagnon notamment, un nouveau réseau, davantage ancré à gauche que les précédents, centré sur les appuis aux grèves plutôt que sur les attentats contre les symboles du colonialisme. Au sein du FLQ, il semble avoir joué un double rôle : celui d’intellectuel en rédigeant des articles pour La cognée, publication clandestine du groupe ; et celui d’activiste en organisant des actions en appui à certaines luttes syndicales. C’est dans le cadre de ces actions que deux personnes, dont un jeune membre de la cellule, vont trouver la mort, entraînant une action répressive qui va se solder par le démantèlement du réseau.
Vallières, bientôt rejoint par Gagnon, se réfugie alors à New York, se rend à la police et rédige en prison, en quelque mois, le livre qui va le rendre célèbre. Nègres blancs d’Amérique, écrit dans un moment de fièvre et d’excitation stimulé par l’enfermement carcéral, se présente sous la forme d’un essai autobiographique qui raconte essentiellement la naissance d’un « terroriste » à même sa trajectoire familiale et sociale. C’est à la fois un témoignage passionnant et le portrait d’une époque en pleine ébullition.
Sur le plan proprement politique, le livre apparaît cependant lacunaire. Vallières conçoit le développement du mouvement révolutionnaire comme une expansion de réseaux de militants appelés à se donner une direction d’ensemble tout en n’empruntant pas le modèle du parti centralisé léniniste qui répugne à son esprit libertaire.
Durant les années de prison qui suivent, aussi marquées par un retentissant procès, Vallières procède à une autocritique de l’expérience du FLQ qui lui paraît avoir emprunté une voie ne pouvant déboucher que sur un échec, qui culminera avec la Crise d’octobre 1970. Il rompt avec cette option et prône le ralliement au Parti québécois désormais perçu comme la « principale force stratégique », écrit-il dans L’urgence de choisir, de la révolution québécoise en marche, et qui serait donc « objectivement progressiste et révolutionnaire [4] ».
Cet enthousiasme ne dure pas longtemps face au processus de normalisation qui affecte le parti sous l’influence de la couche des experts et technocrates qui en prennent alors le contrôle et l’engagent sur une voie résolument réformiste et étapiste. Si bien que Vallières quitte le parti de manière définitive dès 1974, mettant fin à son engagement politique de type institutionnel, et critiquant férocement le PQ dans les ouvrages qu’il publie au cours des années suivantes en l’associant au néolibéralisme dont il serait une incarnation locale.
La dernière boucle
L’implication dans le monde social va emprunter désormais d’autres formes.
Dès le début des années 1970, Vallières est séduit par la contre-culture, par les valeurs alternatives et par les nouvelles façons de vivre qu’elle propose, dont les communes auxquelles il se joint lui-même un temps, attiré par leur nature libertaire et libertine !
En parallèle, il s’engage dans l’action citoyenne, notamment dans une expérience d’animation à Mont-Laurier, qui sera suivie par plusieurs autres dans diverses régions du Québec, l’Estrie et Charlevoix notamment, où il sera lié à un projet de coopérative agricole. Il saisit alors l’importance de l’action locale et décentralisée en direction des défavorisés et des marginaux et en collaboration avec eux par-delà les formes instituées et ritualisées du politique. Il est confronté de près à la maladie mentale dans l’expérience du café Nelligan, lieu d’expérimentation alternatif, et à la pauvreté du quartier Centre-Sud où il vit, pauvreté qu’il dénonce dans un journal local, La criée.
Il se joint enfin à des groupes de chrétiens progressistes, se réclamant de la théologie de la libération, dont certains sont prêtres ouvriers et d’autres engagés dans les groupes populaires. Il collabore à la revue Vie ouvrière, publication de l’aile militante, progressiste, de l’Église. Dans sces lieux, il découvre une pratique communautariste de la vie en société qui préfigure un modèle qu’il espère devenir celui de la collectivité dans son ensemble et qui présente en cela un caractère utopiste.
Tout cela apparaît très cohérent avec ce que l’on pourrait appeler son « retour à Dieu » au milieu des années 1980, que Vallières évoque à la toute fin des Héritiers de Papineau [5], qui ne signifie en rien un ralliement à l’Église et à ses fastes, mais une nouvelle incarnation du sens de l’absolu qui l’habite depuis toujours.
Vallières ne déserte donc pas ce monde et ses luttes pour un modèle idéalisé et désincarné comme en témoignent ses derniers combats lors de la Crise d’Oka en 1990, où l’appui aux Autochtones n’allait pas de soi, de même que son intervention dans le conflit bosniaque. Il se rend à Sarajevo deux fois non pas pour combattre à ce stade de sa vie, mais essentiellement pour témoigner. On sait qu’il en reviendra définitivement brisé, réduit à l’impuissance, voué au silence par la maladie, elle-même sans doute le résultat d’une vie conduite dans la dépense et l’excès.
* * *
En guise de conclusion, je reprends, sous une forme abrégée, ce que j’ai écrit sur lui au terme du « tombeau » que je lui avais consacré peu après sa disparition.
Du début à la fin de son parcours, deux valeurs paraissent avoir animé Pierre Vallières : la liberté et la justice. C’est le désir d’une liberté totale pour lui-même qui l’a conduit à une option résolue en faveur de la justice pour tous, de sa première adhésion au personnalisme dans les années 1950 jusqu’à l’implication en Bosnie au milieu des années 1990. C’est à partir de ce double souci qu’on peut comprendre la signification de ses engagements multiples qui, derrière leurs apparences parfois contradictoires, s’inscrivent tous dans une vision du monde unifiée et cohérente.
Autodidacte, franc-tireur, intellectuel d’abord préoccupé par l’action, Vallières a produit une œuvre essentiellement consacrée aux questions que celle-ci implique, liée davantage aux conjonctures immédiates qu’aux phénomènes historiques et sociologiques de longue durée.
Vallières est surtout un témoin et un témoin encombrant, dérangeant. Les témoins et les acteurs de cette trempe sont rares et les puissants de ce monde souhaitent qu’on les oublie, de peur qu’ils ne deviennent des exemples à suivre pour une jeunesse qui cherche sa voie. Vallières a en effet incarné dans sa génération la figure de l’intellectuel prophétique, visionnaire, de l’insurgé que le spectacle du monde afflige et qui ne se résigne pas. Or, c’est précisément pour cette raison qu’il s’avère toujours une source d’inspiration stimulante pour ceux et celles qui, aujourd’hui, cherchent à s’orienter dans un monde caractérisé par les inégalités et les injustices et qui demeure plus que jamais à transformer.
[1] Daniel Samson-Legault, Dissident, Pierre Vallières (1938-1998). Au delà de Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Québec Amérique, 2018.
[2] Pierre Vallières, Noces obscures, roman écrit en 1955, publié en 1986, par L’Hexagone, Montréal. Je condense ici une analyse développée dans mon chapitre « L’imprécateur : tombeau de Pierre Vallières », publiée dans La gauche a-t-elle un avenir ?, Montréal, Éditions Nota bene, 2000, p.127-171.
[3] Constantin Baillargeon, Pierre Vallières vu par son « professeur de philosophie », Montréal, Médiaspaul, 2002. Le livre contient des textes écrits par Vallières durant cette période qui sont révélateurs de la facette religieuse de sa personnalité et de la force de sa pensée proprement philosophique.
[4] Pierre Vallières, L’urgence de choisir, Montréal, Éditions Parti pris, 1971, p.35.
[5] Pierre Vallières, Les héritiers de Papineau, Montréal, Éditions Québec/Amérique, Montréal, 1986.