Regards féministes
Monsieur
Le 8 mars dernier, pendant la période de questions suivant un entretien organisé dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes, assis au bout de la dernière rangée, tout au fond de la salle, vous m’avez posé une question. Sans lever la main. Sans attendre un tour de parole. Vous ne m’avez pas regardée, pas vraiment. Plutôt, vous avez regardé vers moi, votre regard tombant juste à côté, dans le vide à côté de moi, là où il n’y avait personne.
Vous m’avez donné l’impression d’une nonchalance, à demi-affalé sur votre chaise, presque en retrait de l’assemblée. Et en même temps, votre ton, les mots précipités, disait qu’il y avait urgence. Le torse bien appuyé contre le dossier, votre tête légèrement tirée vers l’arrière, vous avez parlé depuis la position de celui qui est au-dessus de tout, qui a tout compris et qui arrive pour nous poser la question qui tue : « Mais qui est derrière cette domination des femmes ? Qui, mais qui en est responsable ? »
Un léger frémissement a parcouru les membres du public. Assise à la table, devant, le micro dans la main, je suis restée muette. Je vous ai regardé, vous qui ne me regardiez pas, et j’ai attendu. Dans ma tête, j’ai tourné votre question dans tous les sens, essayant de voir si elle était sincère ou s’il s’agissait d’un appât, si c’était la manifestation, naïve et humble, d’un manque de savoir, ou l’expression du mépris, comme si ce que vous vouliez vraiment dire c’était : « Qui est derrière cette soi-disant domination des femmes ? » Si, au lieu d’avoir vraiment envie d’être éclairé, vous étiez en train de me tirer dans l’arène, m’inciter à me battre, à me défendre.
Brisant mon silence, j’ai répondu à votre question par une question : « Êtes-vous en train de me demander de vous expliquer ce qu’est le patriarcat ? » J’ai ri un peu et devant votre regard qui maintenant m’avait trouvée et se lovait dans l’affront, je vous ai renvoyé aux milliers de recherches menées, aux études statistiques, aux essais, aux manifestes, à toute une encyclopédie que vous prétendiez ne pas connaître. Je vous ai dit que je n’avais rien à expliquer, rien à prouver qui ne l’ait déjà été, maintes fois. J’ai refusé de formuler une réponse à votre question, mais néanmoins… j’ai répondu. J’ai tenu compte de votre présence.
J’ai envie de dire que je me suis fait avoir, mais en vérité, je me suis laissé prendre. Et moins par vous que par une culture qui m’a bien appris mon rôle. Malgré l’âge que j’ai, les années écoulées, et mes propres positions, souvent radicales, en matière de féminisme, je ne vous ai pas envoyé promener, je n’ai pas haussé le ton, je ne vous ai pas humilié, je n’ai pas non plus fait comme si vous n’existiez pas. Le pire que j’ai fait, c’est de me moquer, un peu, de sourciller en vous mitraillant une réponse teintée d’exaspération. Alors que j’aurais dû ne pas répondre. Il aurait fallu que je refuse de répondre, absolument. Il aurait fallu que moi aussi, comme vous, Monsieur, je laisse tomber mon regard à côté. Que je ne m’attarde pas à votre question. Que je ne la considère pas. Que je vous fasse ce qu’on fait aux femmes depuis toujours : vous effacer, vous invisibiliser, pour que vous ne comptiez pas.
Il n’y a pas que des mecsplicateurs, dans ce monde, ceux qui nous expliquent la vie, qui savent tout et mieux que nous. Ceux qui nous interrompent avant qu’on ait fini de parler, qui finissent nos phrases, qui font mine de nous écouter ou de lire nos livres alors qu’au lieu de s’intéresser vraiment à nos mots, ils collent dessus un ensemble de préjugés, certains de savoir à l’avance ce qu’on va dire avant même d’avoir lu ou écouté. Non, Monsieur, il n’y a pas que les mecsplicateurs, il y a aussi les questionneurs, ceux qui, comme vous, posent des questions impossibles, des questions qui sont des fausses routes, le coup d’une queue de billard pour nous faire dévier. Vous êtes, Monsieur, comme ces détectives qui, lors d’un interrogatoire dans une salle lugubre d’un poste de police, posent des questions qui sont des exigences de preuves, une série de petits cailloux vers un verdict de culpabilité. De quoi, à vos yeux, sommes-nous coupables sinon de vouloir briser l’harmonie de ce monde tel que vous le connaissez et souhaitez le conserver ? Nous sommes coupables de réclamer l’égalité, d’exiger la justice. Nous sommes coupables de vous renvoyer, sans cesse, l’image-témoin de corps de femmes violés, battus, assassinés. Et vous, Monsieur, de quoi êtes-vous coupable ?
J’écris ces mots au lendemain du 15 mars et de la grève planétaire organisée et menée par les adolescent·e·s pour l’avenir de l’humanité. J’écoute Greta Thunberg, l’instigatrice de cette grève, accusant les politiciens, ce boys’ club de leaders, de prendre des décisions politiques de manière à être, devenir ou rester populaires, et à qui elle dit qu’elle se fout d’être ou non populaire : « I don’t care about being popular ». Cette phrase, je la reprends pour moi, entendant chez cette jeune femme un rappel. Les militant·e·s, quelle que soit la cause, et donc aussi les féministes, ne feront jamais l’unanimité parce qu’iels disent des choses qu’on ne veut pas entendre.
Greta Thunberg reproche aux politiciens d’être incapables de « tell it like it is », parce que le dire clairement, crûment, c’est-à-dire pour que ça compte, consisterait à s’engager vraiment. Les féministes, comme nos enfants qui luttent pour l’environnement, ont pour mission de dire les choses telles qu’elles sont, sans filtre, sans baume. Parce qu’au point où on en est, la prudence est une erreur. Ça ne sert à rien de vous préserver, ça ne sert à rien d’enfiler des gants blancs dans l’espoir que ce soit plus efficace que de marteler du poing. J’écoute Greta Thunberg et je l’entends. Je me demande comment c’est possible que des adultes ne voient pas que quand ces adolescent·e·s descendent dans la rue au lieu d’aller à l’école, c’est une manière de marquer leur absence, de rendre visible leur disparition. Regardez, les chaises sont vides, à l’image de ce que sera ce monde si rien n’est fait. Un monde où il n’y aura plus d’enfance.
Quand on lui dit qu’au lieu de faire la grève, elle devrait aller à l’école et devenir une scientifique environnementale, Greta Thunberg répond qu’on ne manque pas de connaissances ; on manque de volonté. On sait ce qu’on doit faire, on le sait depuis une trentaine d’années, mais on fait comme si on ne savait pas, comme s’il fallait encore plus de preuves, toujours plus de preuves, manière d’empêcher les choses d’avancer. Voilà de quoi votre question est le symptôme, Monsieur. Vous savez, mais vous ne voulez rien savoir de ce que vous savez, vous n’en avez rien à faire. Au moment où vous demandez qui est responsable de la domination des femmes, vous savez déjà la réponse. Votre intention n’est pas d’en savoir plus, mais de me faire perdre mon temps. Vous voulez me déconcentrer en m’incitant à faire marche arrière, refaire le trajet à l’envers, prise par le doute et l’incertitude. Stopper mon élan et m’empêcher d’avancer.
Le jour du 8 mars, j’ai lu, sur l’affiche d’une manifestante, un slogan qui disait : Les hommes ont bien de la chance qu’on se batte pour l’égalité et non pour la vengeance. Votre question, Monsieur, signe votre refus de me considérer comme une égale. Je n’ai d’autre choix que de faire l’école buissonnière, et la grève de vous. Vengeance pacifique : ne pas vous voir, ne pas vous écouter, ne pas vous permettre de compter. Désormais, la chaise vide sera celle où vous vous trouvez.