Regards féministes
Adolescentes
Alors que Greta Thunberg est l’objet d’attaques de chroniqueurs conservateurs au Québec et dans le monde, nous publions sur notre site la chronique de Martine Delvaux de notre numéro estival (toujours en kiosque).
J’ai été adolescente dans les années 1980. C’était le règne de Ronald Reagan, l’âge d’or des loups de Wall Street, l’avènement de Lady Di et l’ascension de Céline Dion. J’ai atteint l’âge adulte hantée par le génie d’Amadeus, la course lente de Chariots of Fire, les chorégraphies de Flashdance, la tristesse de E.T., la voracité de Pacman et le mystère du cube Rubik. Aujourd’hui, c’est le retour du refoulé par l’entremise de ma fille de 16 ans pour qui les eighties représentent une sorte de paradis perdu. Elle est empreinte de nostalgie pour une époque non seulement qu’elle n’a pas connue, mais sur laquelle moi-même je pose un regard tendre mais ironique, un peu honteuse d’avoir fait partie de celles qui portaient des épaulettes et des jupes à volants. Mais il y a quelque chose, dans ce bonheur que prend ma fille à se plonger dans en 1980, quelque chose qui a à voir avec le présent dans lequel elle se trouve, le monde dans lequel je l’ai fait arriver sans penser à ce que ça pouvait signifier, sans que jamais ne m’effleure le spectre de ce qui ne quitte désormais plus mon esprit : quelque chose comme la fin du monde.
Quand je regarde ma fille, quand je l’écoute parler de ses ami·e·s, de ses soucis, quand j’entends ses interrogations, j’essaie de me souvenir de l’adolescente que moi j’étais. Celle qui regardait le ciel, paniquée, après la catastrophe de Tchernobyl, incapable alors d’imaginer l’horreur que je lirais plus tard dans les pages de Svetlana Alexievitch. Celle pour qui la sexualité, à cause du VIH, portait l’étiquette « danger ». Celle qui comprenait qu’il fallait lutter pour les droits des femmes, s’opposer au puritanisme chrétien, défendre l’homosexualité. Celle qui devenait rouge de colère quand il fallait, en classe, débattre de questions sensibles qui touchaient directement mon corps et mon avenir. Celle qui avait l’impression d’être en marge, toujours un peu à côté, incomprise et isolée à cause de ses idées. Mais cette fille-là que j’étais avait néanmoins un horizon. Je pouvais croire que les choses allaient s’améliorer, que la souffrance pouvait passer, j’étais capable de rêver un monde meilleur. Alors que ma fille…
Au cours des derniers mois, les médias ont documenté, au Québec et ailleurs dans le monde, la mobilisation des adolescent·e·s contre le réchauffement climatique. Au cours des derniers mois, les médias ont aussi documenté, en prenant appui sur nombre d’études, l’augmentation de leur anxiété. Une anxiété qui n’est pas de l’ordre du caprice, impossible à réduire aux clichés entourant l’adolescence comme cette période toujours déjà troublée : combien de fois ai-je entendu, dans la bouche d’adultes autour de moi, la locution « mais c’est ça, l’adolescence ! » en explication aux symptômes d’anxiété ? Ou encore : « Avant, on n’en parlait pas, alors qu’aujourd’hui on en parle. » Avant, les adolescent·e·s étaient abandonné·e·s, aujourd’hui ils et elles sont traité·e·s.
Je me rappelle l’adolescente que j’étais, mal dans sa peau, peu sûre d’elle-même, socialement maladroite. Je me souviens de mes terreurs, mais surtout, je me souviens de mon obsession pour une chose, une seule : l’amour. Est-ce que j’allais aimer, est-ce que j’allais être aimée ? Est-ce que je trouverais, un jour, le grand amour ? Plus tard, avec l’avancée des études, la charge de travail, le stress m’a bien entendu rongée. Le malaise a pris mon corps, j’ai commencé à somatiser. Mais pour autant, est-ce que je peux dire, aujourd’hui, que j’étais une jeune femme anxieuse ? Est-ce que ce serait juste, de ma part, de lire l’état psychique des ados d’aujourd’hui à l’aulne de mon expérience à moi ?
Au moment où j’écris cette chronique, les étudiant·e·s de secondaire 5 viennent de protester contre l’examen imposé par le ministère de l’Éducation pour l’évaluation du français. Un examen d’écriture sur les changements climatiques dont le dossier de préparation était non seulement inadéquat, mais insultant. Le jupon du gouvernement dépasse, dénoncent les élèves : « Commencez donc par faire vos devoirs avant de nous en donner ! »
Le 27 avril dernier, La Presse publiait un discours de Greta Thunberg livré à Londres à des dirigeant·e·s britanniques. En réponse, le 2 mai, on publiait une lettre de Marc Simard. Tutoyant la jeune militante, la réplique fait la morale, accusant Thunberg de manquer d’humilité et d’humanité à l’endroit des humains qui l’ont précédée. « Un tantinet prétentieuse », écrit Simard au sujet de Thunberg qui veut « réveiller les adultes ». S’en suit une contre-argumentation qui non seulement dédouane les adultes d’aujourd’hui, mais aussi d’avant, tous ces gens qui ont « vécu de leur mieux » et aux yeux de qui, peut-être, comme à ceux de Marc Simard, les jeunes militant·e·s sont (comme nombre de chroniqueurs le disent des penseurs de gauche) de nouveaux pénitents. Le cataclysme est prévu, mais n’est pas certain, conclut Simard. Pourquoi dès lors écouter ces jeunes gens « éveillés » qui « crient l’Apocalypse » ?
Au fil du temps, les adolescents et peut-être encore plus les adolescentes ont travaillé à changer le monde. On pense à la résistance d’Anne Frank ou au courage de Ruby Bridges. On pense à Claudette Colvin, 15 ans, qui, 9 mois avant Rosa Parks, a refusé de céder son siège dans un autobus de Montgomery. On pense à Jazz Jennings, adolescente trans, qui milite depuis son enfance pour les droits LGBTQ+. On oublie que Mary Shelley a écrit Frankenstein à l’âge de 18 ans, inventant dès lors la science-fiction, et que Margaret E. Knight, témoin d’un accident terrible dans une usine textile, a inventé un mécanisme de sécurité pour la machine. On connaît mieux Malala Yousafzai, activiste pakistanaise pour la promotion de l’éducation pour les filles, victime d’une tentative d’assassinat en opposition à son travail ; Emma Gonzalez survivante de la tuerie de Parkdale ; et, bien entendu, Greta Thunberg. Mais les adolescentes militantes sont nombreuses, à travers les temps jusqu’à aujourd’hui. Autumn Peltier, 14 ans, vient d’être nommée commissaire en chef de l’Eau par la nation anichinabée et se trouve ainsi à la barre d’un groupe de revendications politiques qui représente 40 premières nations en Ontario. Elle défend les ressources naturelles et l’accès à l’eau potable, comme sa grand-tante, Joséphine Mandamin, avant elle et jusqu’à sa mort. Comme aussi Amariyanna Copeny, de Flint, écrivant à Obama pour dénoncer le taux de plomb meurtrier dans l’eau de sa ville.
L’adolescente que j’étais n’avait aucune idée de ce que pouvait être l’adolescence devant un horizon obscurci. Ce que j’ai vécu, moi, devant les nuages de Tchernobyl et les visages émaciés du sida, ce n’était que l’annonce de ce qui aujourd’hui est arrivé. Peut-être que ce que les ados vivent, maintenant, c’est ce que les ados vivent depuis toujours en temps de guerre, pendant les génocides, les exterminations orchestrées par les adultes ou permises par eux quand ils détournent la tête, choisissant de ne pas regarder, de ne pas s’opposer, préférant ne rien faire. Quand Obama fait mine de prendre une gorgée d’eau devant une assemblée d’habitants de Flint alors qu’il ne se mouille même pas les lèvres – cette lâcheté-là. Quand le gouvernement Legault prépare un examen final sur les changements climatiques alors que, par ailleurs, il n’agit pas – cette hypocrisie-là. Les adolescent·e·s parlent d’extinction, mais en vérité, ne s’agit-il pas d’extermination ? D’une mise à mort consciente de l’humanité ? Comment dès lors ne pas être plongées dans l’anxiété ?
Les adolescentes portent la révolte et la peur, la colère et la peine. « Nous sommes des reines », écrivait Ariana Grande au lendemain de l’attentat vécu pendant un de ses concerts en Angleterre. « Nous » sommes aussi des déesses, des amazones et des sorcières. Fortes de ce qu’elles ont à perdre, les adolescentes sont prêtes à tout pour gagner un tant soit peu d’espoir, d’avenir et de vérité.