Dossier : Abitibi. Territoire des possibles
À une once d’avoir le milieu éducatif le plus enviable
L’analyse du système scolaire est un bon outil pour comprendre un milieu. Démystifier toutes ces microsociétés que sont les écoles et en faire émerger un portrait global est un exercice fascinant.
En Abitibi-Témiscamingue, il n’y a aucune école privée. Les enfants de médecin, ceux des mineurs·euses et ceux des coiffeurs·euses se retrouvent tous les jours sur les mêmes bancs d’école. Dans la région, les enfants arrivent en 5e année sans la pression de performance qui existe dans les grands centres. Les notes sont importantes, évidemment, mais moins qu’ailleurs où la course aux volets particuliers ou à l’admission à l’école privée sont bien réelles. Ici, les enfants restent des enfants jusqu’à tant qu’ils en décident autrement. Ici, on commence ensemble et on termine ensemble, ou presque. Une démonstration parfaite et renouvelée annuellement du fait que la mixité sociale n’existe pas seulement dans les livres. En Abitibi-Témiscamingue, libérée de l’hypocrisie de l’institution privée, l’école est un réel vecteur de justice sociale.
Les petites écoles de 60 élèves en synergie avec le centre communautaire et la bibliothèque de quartier sont une réalité encore répandue. Bien que la tendance soit à fermer ces milieux éducatifs rêvés, ceux-ci luttent pour subsister et pour continuer à faire battre le cœur du village. Lorsqu’une école ferme, comme cela arrive ailleurs au Québec, les parents s’inquiètent de voir leur bébé partir pour un-peu-trop-loin chaque matin. En Abitibi, il s’agit d’une catastrophe locale souvent sans issue. C’est un village qui s’éteint, c’est un milieu de vie qui perd son sens, ce sont des familles qui finissent par déserter. Ces enfants, dont les cris ne se conjuguent qu’avec le bruit de leur respiration dans la cour d’école, partent vers l’inconnu en laissant leur sentiment d’appartenance au bas de l’autobus jaune qui les amène en ville. Il s’agit d’une réalité éducative et sociale unique qu’il faut constamment défendre contre Goliath.
À cette réalité s’ajoute la vivacité des milieux urbains de Rouyn-Noranda ou de Val-d’Or. Une réalité qui s’apparente drôlement à celle des grands centres où les élèves sont empilés faute de place, mais ceci dans une communauté qui reste tissée serrée. Les enseignant·e·s habitent le voisinage, leurs enfants se retrouvent dans les classes de collègues et tout le monde finit toujours par se connaître. La première question posée reste souvent : « C’est un p’tit qui, lui ? » Une urbanité nouvelle dont les racines rurales sont encore fraîches. Il faut apprendre à composer avec un milieu qui se diversifie et accepter que parfois, personne ne connaît le p’tit nouveau, ni les enseignant·e·s, ni les enfants.
Un écosystème confortable
Cependant, un écosystème scolaire aussi homogène fait en sorte que l’offre pédagogique innove peu. Les milieux ne tentent pas de se différencier à tout prix. C’est rassurant pour certains parents de voir que l’école n’a pas changé d’un poil depuis qu’ils l’ont quittée. Mais parfois, une petite compétition, une saine rivalité, une concurrence amicale, donne des ailes. Créer un choc. Stimuler la créativité. S’appuyer sur ses forces vives. Donner l’énergie pour développer et innover. Comme ailleurs, les profs sont professionnel·le·s et engagé·e·s, les directions et les cadres passionné·e·s. Il ne faudrait qu’un pas pour que le milieu éducatif de l’Abitibi-Témiscamingue soit le plus enviable au Québec.
Or, il y a les mines. Ces mines qui volent les garçons des bancs d’école en les faisant saliver avec des salaires faramineux. Ces mines qui font du marché immobilier de Rouyn-Noranda et de Val-d’Or le petit cousin de Montréal. Ces mines qui rendent le décrochage scolaire « moins grave » parce qu’un emploi t’attendra à la sortie. Ces mines qui embrouillent la relation de cause à effet entre un salaire élevé et la persévérance scolaire. Ces mines qui participent autant à la vitalité du milieu par son implication locale financière qu’à l’asservissement des citoyen·ne·s à son égard.
Cette industrie profite de la pénurie de main-d’œuvre. Celle-ci transforme les nouveaux arrivants et les décrocheurs·euses en opportunités d’affaires. Les jeunes ont l’occasion de choisir leur emploi d’été et d’éviter le salaire minimum. Pour certain·e·s, la tentation est forte de poursuivre tout au long de l’année. Comme ailleurs, de plus en plus de jeunes occupent un emploi pendant leurs études. Comme ailleurs, on croit que c’est un symbole de réussite, voire une source de confiance en l’avenir.
Mais l’école, c’est aussi se donner le droit de dire non.
C’est l’occasion de faire des choix, d’aimer son métier et de pouvoir se réorienter à 35 ans parce que la vie nous appelle ailleurs. C’est l’occasion de comprendre le monde dans lequel on vit, d’y participer et de le changer en mieux. L’école forge des citoyen·ne·s en action et en santé.
Or, si le prix de l’once diminue, les bancs d’école se rempliront. Si le prix de l’once diminue, les mineurs·euses, alors sous terre, ressurgiront, mais sans voir la lumière. C’est la dure réalité des régions ressources. Tout devient un peu artificiel parce que personne n’a réellement le contrôle de sa destinée. Ce n’est pas nous qui jouons avec les dés. Sans nous en rendre compte, nous contribuons à une économie tellement plus grande et plus complexe que nous.
Mais il y a UQAT, dira-t-on.
Oui, l’UQAT offre des programmes universitaires qui participent au développement économique traditionnel de la région, à quelques exceptions près. Les étudiant·e·s qui se passionnent pour la politique, qui veulent voir le monde avec une lunette différente, qui souhaitent explorer les tenants et aboutissants de la philosophie, elles et ils traversent le parc vers le sud et rares sont celles et ceux qui refont le chemin inverse. Mais, l’exode des intellos, on s’en soucie moins. Et pourtant, l’Abitibi-Témiscamingue, comme partout ailleurs, a besoin de ses penseurs·euses et de ses visionnaires.
Mais ici, c’est vrai, tout est à bâtir. Les Jeanne Mance et les Laviolette de la région ont encore leur photo dans nos salons et leurs héritiers les appellent encore grands-papas et grands-mamans. L’identité est naissante. Mais déjà deux solitudes : d’un côté le monde culturel riche et novateur, de l’autre, un développement économique basé sur les ressources naturelles et mené avec une « acceptabilité sociale » qui relève davantage du tabou.
Mais qui a vraiment le luxe de dire non ici ?
Parce que dire non, c’est peut-être s’éteindre.