Mini-dossier : Grèves climatiques
Pourquoi faire la grève climatique ?
Devant la climato-passivité de notre élite politique et économique, nous devons envisager la grève climatique comme moyen d’action pour faire face à la gravité de la situation.
L’urgence l’exige
Nous l’avons déjà trop répété : la situation à laquelle nous faisons face est sans précédent. Tous les arguments pour lutter contre les changements climatiques sont connus. Toutes les études prouvent qu’il faut en faire plus que ce que les gouvernements font actuellement. Pourtant, aucune démarche sérieuse n’est entamée.
La science est formelle : nous sommes entrés dans une nouvelle et dangereuse époque où l’activité économique s’est érigée en force géologique. Si aucune réelle mesure n’est entreprise, les conséquences du réchauffement climatique s’exacerberont et risquent d’être dramatiques. Pour ne citer qu’une seule des nombreuses prévisions établies scientifiquement, si le statu quo perdure, c’est 75 % de la population mondiale qui risque de mourir de chaleur d’ici la fin du siècle selon la prestigieuse revue Nature [1]. Ces chiffres nous rappellent que la Terre n’est pas en train de mourir, mais qu’elle est en train de se faire tuer.
Le déluge ne sera pas après nous, il est tout près de nous. Pour plusieurs, il a déjà commencé.
Un manque de volonté politique
Les gouvernements en place ne prennent pas la réelle mesure des défis climatiques. Qu’il soit question de nouveaux projets d’autoroute, d’un nouveau gazoduc qui traversera le nord du Québec, de l’achat d’un pipeline ou de l’aval donné à de nouveaux de projets d’exploration et d’exploitation pétrolières, nos gouvernements ne prennent au sérieux ni la menace climatique, ni l’ampleur de leurs responsabilités. Nous devons les forcer à agir.
Les petits gestes sont insuffisants
Soyons clairs : la responsabilité face à la crise écologique est inégalement partagée. À l’échelle internationale, les pays développés, qui représentent 20 % de la population mondiale, sont responsables de près de 70 % des émissions de gaz à effet de serre. À l’intérieur des pays développés, tous ne sont pas également responsables : 10 % individus les plus riches sont responsables de près de 50 % des émissions de GES. Les entreprises occupent la part du lion des émissions : à titre comparatif, un ménage montréalais moyen émet 5,4 tonnes de GES/an, alors que les 6 entreprises les plus polluantes au Québec en émettent chacune plus d’un million de tonnes [2].
En ce qui concerne la production de déchets, les chiffres sont tout aussi éloquents. Aux États-Unis, les ménages ne produisent que 1 % de l’ensemble des déchets à l’échelle nationale. Ce chiffre grimpe à 3 % en France.
Au regard de ces données, il devient difficile de maintenir la ligne du « nous sommes tous dans le même bateau ». Ce discours est une illusion qui doit disparaître et la culpabilité environnementale est un fardeau qui doit rapidement changer de camp.
Ces chiffres nous montrent que la crise écologique n’est pas un enjeu aussi neutre qu’on voudrait bien nous le faire croire.
Face à la crise écologique, les bonnes âmes appellent l’humanité entière à dépasser ses divisions et à marcher main dans la main pour sauver Gaïa. Contrairement à cette croyance, la crise écologique n’effacera pas les antagonismes existants. Au contraire, les bouleversements climatiques ne vont que les exacerber, comme en a tristement témoigné la catastrophe de Katrina en 2005. Qualifié de « métaphore du racisme environnemental » par le sociologue Razmig Keucheyan [3], l’ouragan Katrina a affecté davantage les pauvres, les personnes âgées et les personnes de couleur. Si la zone touchée comptait 68 % de personnes noires à la veille de la catastrophe, c’est 84 % des victimes qui étaient noires. Les victimes vivaient dans des quartiers plus inondables, n’avaient généralement pas de voiture (donc il était plus difficile de prendre la fuite), étaient plus fréquemment arrêtées lors des opérations de « pacification » et les quartiers ont été embourgeoisés dans le cadre des opérations de reconstruction.
Nous devons commencer par reconnaître ce conflit pour pouvoir commencer à envisager d’en sortir victorieux.
Un moyen qui a fait ses preuves
Penser la grève climatique implique de repenser la grève à l’extérieur du cadre traditionnel qui oppose les employé·e·s au patronat. Les revendications ne sont plus essentiellement corporatistes, mais se retrouvent élargies à l’ensemble du champ politique, déserté depuis trop longtemps par le syndicalisme contemporain.
Historiquement, le mouvement syndical a défendu un projet de société audacieux qui allait au-delà des revendications salariales, un projet qui s’opposait à celui dicté par le capital. Mais le mouvement syndical contemporain semble avoir perdu sa force de frappe d’antan en abdiquant sur sa propre capacité de transformation sociale. Le momentum actuel autour de la lutte aux changements climatiques pourrait être une occasion pour le mouvement syndical de renouer avec le rôle d’acteur social réellement contestataire qu’il a déjà tenu.
Pour ce faire, il doit s’attaquer frontalement à la crise écologique, qui est sans aucun doute l’enjeu de notre siècle. Il faudra alors de dépasser la prétendue opposition entre la préservation des emplois et la préservation de la nature, c’est-à-dire de remettre en question la conception du développement économique qui la soutient. Nous devons renverser cette fausse opposition : ce sont les bouleversements climatiques qui tuent les travailleurs·euses et c’est la transition écologique qui crée des emplois. Le mouvement écologiste et le mouvement syndical doivent converger pour lutter ensemble contre les changements climatiques et l’inaction politique.
La grève climatique serait un moyen de renouer avec ce rôle perdu. Si la grève apparaît aujourd’hui comme un élément nuisible et indésirable pour plusieurs, même pour certain·e·s travailleurs·euses et certains syndicats, le blocage économique engendré par une grève demeure le moyen le plus efficace de démocratisation et de réduction des inégalités socioéconomiques. Considérant que la radicalité des revendications que nous porterons sera directement proportionnelle au rapport de force que nous construirons, nous devons réfléchir activement à la place que pourrait tenir une grève. Plus le rapport de force sera en notre faveur, plus nous pourrons contraindre le gouvernement à adopter des politiques audacieuses. La légitimité politique que confère la grève serait un atout important dans la construction de ce rapport de force.
Dans la mesure où elle s’effectue à l’extérieur d’une négociation de convention collective, une grève climatique impliquerait cependant de remettre en question l’encadrement du droit de grève au Québec. Les grèves climatiques seront des grèves politiques, et le mouvement syndical gagnerait en légitimité à remettre cette contrainte au droit de grève à l’avant-plan de la scène politique. Face à la fréquence et au caractère répressif des lois spéciales, et à l’impossibilité pratique de faire des grèves à l’extérieur du cadre d’une négociation de convention collective, quel réel droit de grève nous reste-t-il Québec ? Ne devrions-nous pas pouvoir faire la grève pour préserver notre planète ?
Le syndicalisme du 21e siècle sera écologique ou sera condamné à l’obsolescence.
Rien à perdre, tout à gagner
Les changements climatiques sont le plus grand défi de notre temps et les bonnes idées ne suffisent plus pour inverser la tendance. Notre élite économique et politique ne changera pas d’idée de plein gré : seul un mouvement populaire, combatif et bien organisé pourra arriver à la contraindre.
L’urgence de la situation peut jouer en notre faveur. Des discours du type « pourquoi aller à l’école si le gouvernement n’écoute pas les scientifiques ? » ou « pourquoi faire des enfants si c’est pour leur offrir un monde diluvien ? » sont de plus en plus fréquents.
Si le sentiment d’urgence peut être un puissant moteur à la mobilisation, le sentiment de n’avoir rien à perdre a un potentiel de transformation sociale insoupçonnable. Une population qui n’a rien à perdre est à craindre. Dans cette lutte, nous avons tout à gagner.
Nous serons, encore une fois, les bêtes féroces de l’espoir.
[1] Camilo Mora et coll., « Global Risk of Deadly Heat », Nature Climate Change, no 7, p. 501-506. Disponible en ligne.
[2] Selon la dernière édition de l’Inventaire québécois des GES. Disponible en ligne.
[3] Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, La Découverte, 2018.