Dossier : Abitibi. Territoire des possibles
Faire partie d’un tout
En septembre 2018, je vivais à Montréal, dans un appartement de la rue Beaubien dont le salon était constamment inondé de lumière et où la porte donnant sur le balcon restait ouverte même la nuit. Dehors, il faisait si chaud qu’on n’osait plus en parler, mais malgré les meubles fondants, l’air collant et les corps coulant le long des rues, le quartier demeurait bien vivant. Les parcs étaient saturés de bermudas et de pique-niques improvisés. La bière était froide, les oranges juteuses, les conversations passionnées et les amitiés, sincères. Et moi, moi je mangeais du soleil et de la salade verte en pensant que, forcément, il y avait dans cette infinité de rues, de couleurs et de possibilités, une place qui me revenait. Un matin, je m’éveillerais en disant « je suis chez moi » et en y croyant.
Pourtant, il m’arrivait régulièrement, en milieu d’après-midi, de sentir un grand vide me traverser le corps. Sachant trop bien ce qui le causait, je m’empressais de le remplir en me convainquant qu’il n’y avait plus en Abitibi que des restants de jeunesse et de crises existentielles ; en me faisant croire que la distance ne valait pas la peine d’être parcourue en sens inverse. Surtout, je n’avais pas besoin d’autant d’espace, d’autant de ciel et d’autant de temps. Puis je me suis rendue à l’évidence, au bout de quelques mois, que loge quelque part au creux de ma poitrine un aimant que je ne peux cracher et qui m’attire vers le nord contre mon gré. Une fois ce fait admis, cependant, encore fallait-il comprendre l’origine de ce magnétisme et de sa force. À ce jour, je n’ai pas fini de résoudre cette énigme, mais les pistes sont lancées et j’irai où elles me mèneront.
Être en communauté
Je croyais que la grande ville serait l’occasion de rencontres nombreuses et enrichissantes. Il devait exister, dans ces marées de monde peuplant les trottoirs, des gens qui me ressembleraient, qui partageraient mes idéaux et ma fièvre militante. J’aurais sans doute fini, à force de temps et d’habitudes, par nouer des liens solides et je sais combien Montréal recèle de communautés vivantes et de quartiers dynamiques. Mais très vite j’ai été choquée par la contradiction entre l’abondance des gens et leur inaccessibilité. Je croisais chaque jour dans les rues des corps pressés par le temps et des regards neutres. Je m’entassais au fond des wagons de métro sur des humains qui portaient sans doute en eux leur lot de tracas quotidiens, de détails à retenir, de mère à appeler, de liste d’épicerie à terminer, mais aussi de valeurs et de convictions profondes. Cependant, ces gens demeuraient si nombreux qu’ils devenaient hors de ma portée et leurs traits s’estompaient aussitôt la bouche de métro quittée. Il me manquait donc, ai-je compris après quelques semaines, une communauté. À Rouyn-Noranda, je faisais partie d’un ensemble de gens dont les regards se reconnaissent et se saluent. À Montréal, sur le quai de la station Beaubien, je ne faisais partie de rien.
Rouyn-Noranda est beaucoup moins peuplée que Montréal et son centre-ville se résume essentiellement à trois rues. Il est fort probable d’y croiser souvent les mêmes individus. Rapidement, l’idée de se savoir entouré de visages familiers devient rassurante et réconfortante. Ensuite, la quantité limitée de ressources est bien sûr la cause de nombreuses situations problématiques dont je ne souhaite absolument pas faire l’apologie, mais elle demeure à l’origine d’une mixité sociale certaine qui, je crois, ne peut qu’être bénéfique. Finalement, on va se le dire, à Rouyn-Noranda, tu connais toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un, ce qui rend les gens extrêmement accessibles et ça, c’est utile pour obtenir ta première job ou rentrer gratis au show de clôture du Festival de musique émergente, certes, mais surtout, ça sert quand s’imposent la création et les projets novateurs.
Je pense que tous ces phénomènes ont un impact fondamental quand vient le temps des décisions politiques. Cela est vrai pour moi et peut-être pas pour les autres, mais ce sentiment de faire partie d’un tout et cette cohésion entre les gens de la ville est, je crois, à l’origine d’une solidarité et d’une réelle préoccupation pour autrui. Je suis concernée par le sort de mes concitoyen·ne·s, car leur présence dans mon quotidien fait partie de mon équilibre, et même si je n’ai jamais adressé la parole à cette femme que je croise dans la rue chaque mercredi matin, je veux savoir qu’elle va bien, que sa famille aussi, et qu’ainsi je la croiserai encore la semaine suivante. Je connais des gens que jamais je n’aurais approchés si on m’en avait donné le choix, si je n’avais pas eu à les côtoyer dans les salles de classe de la seule école secondaire – publique, évidemment – de la ville ou dans des événements culturels où les bénévoles sont indispensables et viennent de tous les horizons. Et maintenant que je connais ces gens, je ne peux nier leur existence et encore moins l’impact que peuvent avoir sur eux la pauvreté, la consommation, la fermeture d’un commerce, les ressources limitées en santé et en services sociaux, etc.
La proximité dans la distance
Il m’apparaît parfois que les luttes sociales et la joute politique sont marquées davantage par une volonté de protection des acquis (qu’on parle de droits chez la population en général ou simplement de votes en ce qui concerne les partis politiques) que par un désir de changement et d’émancipation. Peut-être s’agit-il là d’un lien ténu, qui tient davantage de la poésie que de l’observation empirique, mais il me semble bien qu’en Abitibi, que ce soit à cause de la distance, des ressources souvent limitées ou de notre étiquette de région, tout reste à construire, à prouver. Je crois qu’il découle de cette réalité une volonté féroce de préserver envers et contre tout la vitalité du territoire, de le faire shiner à la grandeur du Québec, de n’avoir rien à envier aux grandes métropoles. Cette ardeur se traduit par l’audace et la créativité. J’aime supposer que si l’on gardait dans nos luttes sociales et politiques l’audace et la créativité de ceux pour qui tout est à bâtir, si l’on continuait de regarder devant tout ce qu’il reste à faire et de se réjouir qu’il en reste autant parce que nous aurons ainsi l’occasion de renforcer nos liens, notre fierté et notre détermination, peut-être cela nous servirait-il.
Je parle de la distance parce qu’elle est presque invraisemblable et qu’elle est hautement responsable de la proximité et de la solidarité entre les gens d’ici. On ne peut demeurer aussi loin du monde et rester isolé ; il faut bâtir ensemble, créer ensemble, penser ensemble, exister ensemble.
Plus de 600 kilomètres séparent Rouyn-Noranda de Montréal et je les ai parcourus plus souvent qu’à mon tour. Ce sont 600 kilomètres qui suscitent chez mes amis montréalais des réactions de peur, des yeux écarquillés, des bouches grandes ouvertes, des phrases fort peu originales : « Ayoye c’est vraiment long, t’es courageuse ! » Il ne s’agit pourtant pas ici de courage, mais de chance. À force de traverser ce chemin, de le redécouvrir chaque fois et d’être subjuguée par la grandeur du territoire et la majesté des arbres centenaires, à force de tout ça, j’ai fini par aimer cette route interminable qui, toujours, me mène à destination.
J’ai parlé plus tôt de l’idée selon laquelle l’univers politique semble connaître une certaine stagnation, voire une régression. Il est souvent question dans les médias du cynisme ambiant et du découragement des masses (heureusement habilement contredits par des mouvements forts et convaincus comme les récents soulèvements de la jeunesse pour l’urgence climatique). Je me souviens, cet automne, d’avoir commencé à croire beaucoup trop tard en la possible élection de nombreux députés solidaires et j’ai compris, le soir du 1er octobre, que ce qui se produisait était dû aux gens qui avaient commencé à croire bien avant moi et qui avaient continué à le faire malgré la longueur et malgré la distance, parce qu’ils savaient que la route nous mènerait à destination.
Je me demande souvent comment la région et moi nous influençons mutuellement, en quoi nous nous ressemblons. Je crois que nous portons toutes deux la candeur de la jeunesse. Rouyn n’a pas cent ans, je n’en ai pas vingt-cinq, nous croyons en cette idée selon laquelle l’avenir vient avec toutes les possibilités. Je devrai quitter l’Abitibi pour mes études et j’affirme parfois que je pars pour mieux apprendre à changer le monde. Je sais que si je peux prétendre une telle chose et la croire, ce n’est que parce que je n’ai encore jamais connu la désillusion, l’échec des luttes portées à bout de bras, et que je pense encore naïvement que tout demeure possible et doit être tenté. À vrai dire, je sais que je ne changerai pas le monde en allant à l’université, mais en ayant soif d’apprendre et en me réjouissant du fait que les connaissances sont une ressource renouvelable. Je pourrai envisager de changer le monde quand j’aurai appris à parler et à écouter avec tout le jugement et l’intérêt pour l’autre que cela nécessite. Je ne changerai peut-être pas le monde, c’est vrai, mais tant que j’aspirerai à le faire, je serai en vie.