Chronique Éducation
Gratuité scolaire (2è partie) - Parachever le projet d’équité scolaire et sociale
En faisant adopter le projet de loi no 12 [1], le gouvernement Legault a confirmé qu’il ne tient pas à rendre l’école gratuite, mais à en perpétuer le caractère facturable et, conséquemment, inéquitable. Or, des avenues plus prometteuses et plus structurantes en matière de gratuité scolaire auraient pu être privilégiées.
La première partie de cette chronique est disponible ici.
Un brin d’imagination et un regard sur quelques expériences récentes hors du Québec suffisent à nous convaincre qu’une conception moderne et extensive de la gratuité scolaire peut se révéler une source d’investissement social stratégique et cohérente, plutôt qu’une dépense superflue. En plus de « remettre de l’argent dans le portefeuille des familles », comme y tient le gouvernement caquiste, ces pistes concourraient à atteindre certains objectifs sociétaux beaucoup plus notables et urgents.
Une gratuité qui coûte cher
Chaque année, les parents doivent débourser plusieurs centaines de dollars en crayons, cahiers, duo-tangs, cartables, papier, gommes à effacer, règles, compas, colle, ciseaux, étuis, etc. À ces frais s’ajoutent ceux qui sont facturés par les établissements en vertu de la loi. Variables d’une école et même d’une classe à l’autre, ces factures peuvent représenter un fardeau de lourdeur variable selon les revenus des familles, ainsi qu’une source de différenciation sociale. Ces iniquités pourraient facilement être abolies par la gratuité de toutes les fournitures scolaires. C’est notamment la voie empruntée par plusieurs communes de France et par les conseils scolaires de l’Ontario depuis 2011. En Suisse, une décision portant interprétation du droit à l’éducation conféré par la constitution fédérale a établi en 2017 « que tous les moyens nécessaires servant directement le but de l’enseignement obligatoire doivent être mis gratuitement à disposition », obligeant les cantons à offrir directement toutes les fournitures. Pour le Québec, une telle mesure serait peu coûteuse et permettrait d’importantes économies d’échelle par des achats groupés et la constitution de stocks centralisés sous l’égide des commissions scolaires ou des établissements, ainsi qu’une réduction importante du gaspillage observé dans l’utilisation et le cumul de ces fournitures.
Loin d’être gratuites, les sorties éducatives et les activités parascolaires sont pourtant reconnues pour stimuler la motivation, les intérêts et talents (artistiques, culturels, sportifs) des jeunes et même faire la réputation des établissements. Dans l’extension du principe de gratuité scolaire précédemment cité, certains cantons suisses, dont celui de Fribourg, prennent désormais en charge tous les frais associés aux sorties et activités scolaires (sauf les repas), qu’elles soient de portée culturelle (visite au musée, concert, théâtre, etc.) ou sportive (camp de ski), tant ces pratiques sont ancrées dans la culture éducative de la collectivité. Dans une politique réellement intégrée et cohérente, qui mise sur l’initiation des jeunes aux expressions artistiques dans une visée de développement socioculturel et sur la valorisation de la pratique du sport dans une perspective de promotion des saines habitudes de vie, la société québécoise aurait beaucoup à gagner, notamment en prévention sanitaire et en valorisation d’une consommation locale de sa culture, à rendre gratuit l’ensemble des activités et sorties éducatives auxquelles l’école donne accès. Mieux, dans une véritable intention de prévenir le décrochage scolaire en développant le lien d’appartenance des jeunes à leur milieu scolaire par la promotion des activités parascolaires, cette gratuité constitue une voie incontournable pour en aplanir les inégalités socioéconomiques d’accès et assurer la pleine atteinte de leurs objectifs.
Source de différenciation sociale non négligeable, l’accès à un repas complet et équilibré le matin et le midi est un enjeu capital pour la santé, le développement cognitif et la réussite des jeunes. Même avec des programmes de soutien de nature compensatoire – et dont la pérennité est trop dépendante des cycles d’austérité et d’indices de défavorisation perméables aux poussées de gentrification –, le repas du midi échappe encore à trop d’enfants parce qu’il n’est pas un service public considéré essentiel dans les écoles du Québec, contrairement à d’autres initiatives dans le monde. En Suède et en Finlande, les repas sont gratuits pour tous à l’école publique depuis longtemps ; il en va d’une responsabilité complète de la collectivité vis-à-vis sa jeunesse. En Alberta, comme en Wallonie, on expérimente depuis peu des programmes de repas gratuits universels dans les établissements des milieux défavorisés. En Écosse, ils sont offerts depuis 2015 à tous les élèves de la première à la troisième année du primaire, et même en quatrième année à Glasgow. Plus audacieuses, les villes de New York (depuis la rentrée 2017) et de Séoul (progressivement d’ici la rentrée 2021) entendent fournir quotidiennement des repas gratuits dans toutes les écoles publiques primaires et secondaires de leur territoire, faisant économiser des centaines de dollars par année à toutes les familles. Si ces initiatives se multiplient, c’est qu’elles permettent de combattre la marginalisation des mesures d’aide alimentaire destinées à certains élèves, et qu’elles ont des effets notables sur l’assiduité et la disposition de tous à l’apprentissage. Ici encore, une politique québécoise intégrée et concertée en santé et en éducation, qui viserait à déployer des services publics de cantine scolaire gratuite et universelle ne manquerait pas d’intérêt pour valoriser une alimentation saine et locale, et notamment lutter contre la malbouffe qui rôde aux abords des polyvalentes, épargnant à la société québécoise d’importants écueils en santé publique.
Enjeux résiduaires du débat sur les frais exigés des parents, la surveillance des dîneurs et les services de garde demeurent une source importante de facturation, notamment parce qu’on les considère comme des services non obligatoires. Pourtant, l’enfant du primaire est obligé d’aller à l’école ; il ne peut être abandonné à lui-même pendant que ses parents sont au travail ou aux études. Pour eux, le service de garde n’est ni un caprice ni un choix, mais une nécessité. Dans une société post-industrielle comme la nôtre, il faut bien reconnaître que le cadre horaire qu’impose une école primaire qui se termine à 14h39 est en complet déphasage avec des horaires de travail d’amplitude variable sinon atypiques, tout comme avec l’allongement des journées du fait de la croissance des temps de déplacement entre le domicile et le lieu de travail. De ce fait, l’obligation de fréquentation scolaire des enfants interfère avec les obligations professionnelles ou étudiantes, la première s’appliquant comme une taxe sur les secondes puisqu’il faut, pour répondre à la nécessité de travailler ou d’étudier, débourser des frais pour faire prendre en charge sa progéniture, alors qu’elle est obligée d’aller à l’école ! Voilà qui est bien loin d’un avantage social, surtout pour les familles socioéconomiquement vulnérables. En plus de favoriser la réduction du temps de travail, une politique courageuse de conciliation travail-études-famille devrait résoudre ce dilemme en favorisant la totale gratuité de tels services comme un incitatif et même comme contrepartie légitime à la nécessité pour les parents d’avoir une occupation.
Enfin, la gratuité de tous les parcours ne devrait même pas être un sujet de discussion. La fracturation sociale infligée au réseau public de l’éducation par la différenciation continue des parcours scolaires l’éloigne de sa mission première au regard de l’égalité des chances et de la mixité sociale, comme l’ont rappelé ces dernières années plusieurs observateurs et institutions, dont le Conseil supérieur de l’éducation. Il demeure anormal que l’idéal moderne d’une école publique gratuite soit foulé au pied d’une compétition déloyale grassement subventionnée par l’État. L’école commune et universelle ne peut se réaliser que par la gratuité intégrale d’accès à toutes ses activités et programmes d’enseignement.
Pour une gratuité intégrale
Bien qu’inachevé, le projet de gratuité scolaire est loin d’être dépassé. Devant la persistance déstructurante des inégalités socioéconomiques et scolaires, plusieurs sociétés se tournent vers une extension de ce fondement de l’éducation. En mobilisant une vision intégratrice et moderne de la gratuité scolaire, la nôtre pourrait aspirer à atteindre certes des objectifs éducatifs plus élevés, mais également à relever des défis sociaux aussi variés qu’ambitieux. Il est déplorable que le projet de loi no 12 n’ait pas donné lieu au nécessaire débat social sur l’actualisation du principe de gratuité scolaire. Pour l’heure, le problème de fond inhérent aux dispositions bricolées de la Loi sur l’instruction publique n’est pas réglé. C’est pourquoi une extension de la gratuité scolaire demeure aussi pertinente que nécessaire pour renouer avec un véritable projet collectif, fondé sur l’équité scolaire et sociale.
[1] Loi visant à préciser la portée du droit à la gratuité scolaire et à permettre l’encadrement de certaines contributions financières pouvant être exigées.