Éditorial du numéro 80
Airbnb, Uber et compagnies
Chaque année ou presque, on nous annonce une crise du logement au Québec. On sonne l’alarme depuis le début des années 2000 et pourtant rien ne semble vraiment changer. Après la construction de condos au détriment d’appartements locatifs et le manque de volonté politique pour la construction de logements sociaux, la plateforme Airbnb s’ajoute maintenant comme facteur aggravant de cette crise du logement permanente.
Aujourd’hui, les appartements loués à des fins touristiques, et donc de facto retirés du marché locatif, se comptent par dizaines de milliers. Montréal est particulièrement touchée par le phénomène. Or, en plus d’accentuer la rareté des logements, Airbnb a un impact considérable sur le tissu social d’un quartier. Le retour de la belle saison nous rappelle chaque jour que notre voisin n’en est pas un. Des personnes déambulant sur les trottoirs à toute heure du jour, valises à la main, cherchant une adresse puis pénétrant dans un appartement après avoir déverrouillé un cadenas extérieur sont des scènes communes de nos étés. Après l’embourgeoisement de nos quartiers vient leur « touristification ». Les logements loués sur la plateforme ne sont, pour la plupart, jamais habités par des habitants locaux, mais disponibles toute l’année aux touristes. Nous sommes loin de l’image du couple qui loue une chambre pour faire des rencontres internationales ou de la personne subventionnant ses vacances en sous-louant son logement principal pendant son absence. Ces logements sont bien souvent gérés par une poignée d’entreprises qui se servent de la plateforme dans l’unique but de faire du profit. Nous glissons tranquillement vers des quartiers entiers dédiés à un vrai marché noir de l’industrie touristique. « L’économie du partage », terme issu de la novlangue contemporaine, nous a fait perdre de vue qu’Airbnb est avant tout une immense entreprise privée qui recherche le profit et non la qualité de vie et le sentiment d’appartenance à un quartier.
La société contemporaine a vu naître de plus en plus de plateformes numériques se revendiquant de cette « économie du partage », censée nous rapprocher les uns les autres et venir à bout des problèmes de la lourde organisation de l’économie actuelle. Pourtant, ce syllogisme acritique fait l’impasse sur le fait que cette économie « sociale » est directement issue de la même économie mondialisée et dérèglementée qui appauvrit les populations et les gouvernements. Si Airbnb fait de plus en plus la preuve qu’elle est une nuisance au droit d’avoir un toit au-dessus de la tête, le cas d’Uber est tout aussi emblématique pour le droit du travail. Sous prétexte de renouveler une vieille industrie, ce sont des années de lutte des chauffeurs de taxi pour améliorer leurs conditions, en majorité des immigrant·e·s de première génération, que nous jetons par-dessus bord. Bien que plusieurs aient tenté d’alerter l’opinion publique pour discuter des graves impacts sociaux et économiques de la plateforme d’Uber sur le secteur, rien n’y fait et les pouvoirs publics continuent de défendre ses pratiques. Uber est, tout comme Airbnb, présenté comme un simple service jugé plus conforme aux besoins de la clientèle.
Pour nous, il est évident qu’une véritable économie du partage ne peut être pilotée par des multinationales en quête perpétuelle d’augmentation de profits et de parts de marché. Cette fausse économie collaborative s’inscrit finalement dans la tendance de l’économie mondiale et alimente le même problème : l’effritement des conditions de travail et de vie. Ces problématiques sociales emblématiques du capitalisme contemporain s’abreuvent à la même source, soit l’absence de volonté politique de légiférer et de protéger les droits des populations.
Heureusement, nous n’avons pas totalement abandonné notre économie aux mains de ces entreprises privées désincarnées. D’ailleurs, des grèves ont récemment perturbé les activités de Uber et de Lyft aux États-Unis, et les coursiers·ères à vélo de Deliveroo et Uber Eats s’organisent dans certains pays d’Europe. Nous avons encore le pouvoir de nous réapproprier les outils technologiques actuels pour construire une vraie économie locale, socialement responsable et écologique. Plus fermement nous défendrons ces principes, plus vite nous viendrons à bout des crises du logement, du travail, de l’environnement et de la démocratie auxquelles nous sommes confronté·e·s aujourd’hui.