Société
Les luttes antiracistes, des luttes contre l’effacement
« Encore aujourd’hui, on continue à associer les luttes antiracistes à l’immigration récente, comme si ces dernières étaient condamnées à un éternel recommencement. Plusieurs événements restent mal documentés et ne sont quasiment jamais évoqués dans les livres d’histoire. »
Alexander Grant
L’activisme des personnes racisées dans l’histoire du Québec a pris plusieurs formes. Un exemple éloquent, pourtant grandement méconnu, est celui d’Alexander Grant. Premier activiste afrodescendant de l’histoire du Bas-Canada, il s’engagea socialement et politiquement de manière directe afin de dénoncer et de combattre les injustices.
Le combat d’Alexander Grant
Apparu sur la scène montréalaise au début des années 1830, Alexander Grant venait de New York et c’est à peu près tout ce qui est connu de son passé. En 1833, lors des débats parlementaires à Londres concernant l’abolition de l’esclavage à travers l’Empire britannique, Alexander Grant rassembla une douzaine de personnes afrodescendantes chez lui afin de discuter de cet enjeu. Le lendemain, elles firent publier un communiqué relatant leur position abolitionniste ainsi que leur loyauté envers l’Empire britannique. L’esclavage fut aboli le 1er août de l’année suivante.
Dans l’édition du journal The Vindicator, le 16 mai 1834, il est fait mention d’une lettre publiée le jour précédent par Alexander Grant. Adressée aux « Colored Brethrens Residents of Montreal », elle stipulait que certains des privilèges prévus par la loi, par exemple servir en tant que juré, ne leur ont, « pour une raison inexpliquée », jamais été véritablement octroyés. C’était une manière polie de dénoncer le racisme systémique prévalant au 19e siècle.
En 1836, soit deux ans après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique, une femme de la Caroline du Nord, Ann Gelston, vint à Montréal accompagnée d’une esclave d’environ 14 ans dénommée Betsy Freeman. Sa présence ne passa pas inaperçue auprès de la communauté noire et Grant demanda à la jeune fille si elle était réellement esclave. Répondant à l’affirmative, il lui offrit donc de l’héberger chez lui. Le lendemain, un constable se présenta à la résidence d’Alexander Grant afin de récupérer Betsy et de la ramener à sa propriétaire. Grant les suivit et, avec plusieurs autres personnes, monta la garde jour et nuit devant la maison pour les empêcher de fuir avec la jeune fille vers les États-Unis.
Un procès s’ensuivit et, probablement à cause de pressions exercées par sa maîtresse, Betsy Freeman affirma lors de son témoignage qu’elle était servante et non esclave ; elle retourna donc au sud de la frontière.
Lorsque Betsy Freeman fut saisie par le constable au domicile d’Alexander Grant, elle fut d’abord amenée devant le juge Dr Daniel Arnoldi qui, face au plaidoyer de Grant en faveur de la jeune Américaine, attrapa l’activiste par le collet et lui asséna un coup de pied. Alexander Grant porta plainte contre le juge pour assaut et obtint gain de cause : Arnoldi fut condamné à payer des dommages punitifs et démis de ses fonctions pour quelques mois.
Alexander Grant mourut de façon tragique lors d’un accident de la route en 1838. Relatant l’incident dans son édition du 22 août, le journal L’Ami du Peuple mentionna que « M. Grant était un homme de couleur, mais respectable et de bonne conduite ».
De l’affaire Sir George Williams à aujourd’hui
Cette année, nous soulignions durant le mois de l’histoire des Noir·e·s le 50e anniversaire de l’affaire Sir George Williams. Cette affaire, qui a été documentée dans le film The Ninth Floor, raconte les événements d’un 11 février 1969 où un incendie et des émeutes eurent lieu au collège Sir George Williams, aujourd’hui l’Université Concordia. Une centaine d’étudiant·e·s racisé·e·s avaient occupé le laboratoire informatique au 9e étage du pavillon Henry F. Hall, sur le boulevard Maisonneuve Ouest, après avoir dénoncé pendant près de huit mois le racisme dont ils et elles étaient victimes. Face à l’indifférence et l’inaction des dirigeants de l’établissement et du corps enseignant, un mouvement de protestation prit naissance. Les instigateurs et instigatrices qui s’étaient organisé·e·s pacifiquement au départ ont été poussé·e·s dans leurs derniers retranchements en raison d’un incendie qui éclata au bout de deux semaines d’occupation. Plusieurs témoins et manifestant·e·s de l’époque affirment que l’incendie aurait été provoqué par des personnes infiltrées pour les évacuer et pour légitimer les interventions policières musclées ainsi que les arrestations massives.
Des images d’archives de la CBC montrent une foule déchaînée devant la bâtisse qui scande sans scrupule des paroles racistes incitant à la haine envers les manifestant·e·s noir·e·s : « Burn, niggers, burn, let the niggers burn. »
On serait tenté de croire « autre temps, autres mœurs » et qu’un pays comme le Canada et une province comme le Québec accueillant une immigration aussi diversifiée depuis déjà plusieurs siècles seraient de plus en plus enclins à intégrer et à accueillir la diversité sans préjugés ni discriminations, mais ces paroles d’une extrême violence qui ciblaient les manifestant·e·s noir·e·s en 1969, font tristement encore écho à plusieurs événements contemporains.
Pensons aux graves allégations de sévices sexuels, abus de pouvoir et intimidations dont font l’objet des policiers de la Sûreté du Québec à l’endroit de femmes autochtones de Val-d’Or en 2015 ou à l’attentat islamophobe à la mosquée de Québec qui a coûté la vie à plusieurs Québécois musulmans en 2017.
Pensons aux insultes racistes dont le hockeyeur Jonathan Diaby a été victime pas plus tard qu’en février dernier lors d’un match de la Ligue nord-américaine de hockey à Saint-Jérôme. Pensons aux cyberviolences et aux nombreux « mobbing » médiatiques que les militant·e·s antiracistes subissent quotidiennement dès qu’ils et elles prennent la parole. Au-delà de ces faits choquants qui marquent notre imaginaire, plusieurs données documentent les manifestations et les effets désastreux du racisme systémique sur la vie de plus d’un million de Québécois·es.
Persistance coloniale
Les dynamiques actuelles sont profondément ancrées dans notre histoire ; elles prennent racine entre autres dans les passés coloniaux et néocoloniaux du Canada. Le Québec ne fait pas exception du fait qu’il est installé lui-même sur des terres autochtones non cédées. Malgré les mea culpa publics et les tentatives parfois boiteuses de tourner cette page peu glorieuse de l’histoire, les résidus sont encore très palpables dans les rapports de domination qui régissent notre société.
Il n’y a qu’à lire le livre Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes (Boréal, 2019) de Zebedee Nungak, l’un des signataires inuits de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Il y livre une autre version de l’histoire où il explique comment le développement de la Baie-James, qui compte parmi les moments marquants de la Révolution tranquille, s’est inscrit lui-même dans la continuité des actes coloniaux perpétrés par le Canada.
Ignorer ou renier cette partie de notre histoire nous ampute d’une richesse que nous pourrions embrasser dans toute sa complexité. L’amnésie d’une partie de la population confinera à terme celles et ceux qui gardent encore cette mémoire à tomber dans une espèce d’aliénation et de mélancolie politiques où leurs luttes ont des allures de combats contre des moulins à vent. Cela contribuera à effriter notre tissu social. Le souvenir et la commémoration de faits historiques passés, même douloureux, nous offrent l’opportunité à la fois de reconnaître la souffrance causée et de panser les blessures, mais nous enseigne aussi ce que nous devons désormais à tout prix éviter. Dans un monde torturé par les forces obscures d’extrême droite, il est essentiel, aujourd’hui plus que jamais, d’affirmer un refus radical de ces dynamiques de domination raciale et colonialiste.
Fugitifs ! Histoires de résistance
L’histoire des luttes antiracistes est contemporaine à l’histoire de la fondation du Québec et du Canada. Depuis quelques années, il y a une conscience de plus en plus vive de l’importance de cette mémoire et de la nécessité de sa transmission.
En ce moment même, l’exposition Fugitifs ! est présentée au Musée national des beaux-arts de Québec. Elle raconte les parcours de résilience et de résistance des esclaves noir·e·s au 18e siècle ici. L’exposition rend hommage à cette présence souvent invisibilisée de notre histoire et considérée comme étrangère. Elle nous rappelle que les personnes noires, comme les personnes autochtones réduites à l’esclavage, ne se contentaient pas d’occuper un rôle passif, mais luttaient activement par tous les moyens à leur disposition afin d’obtenir justice et liberté.