Colombie
De guérillera à sénatrice. Entrevue avec Sandra Ramírez
Notre rendez-vous était fixé au quartier général de la FARC (Force alternative révolutionnaire commune), le nouveau parti politique créé par un accord de paix historique signé en 2016 entre le gouvernement colombien et la plus ancienne guérilla d’Amérique latine, les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC EP).
Guérillera durant 34 ans et, pendant 24 ans, compagne de vie et de lutte de Manuel Marulanda Vélez, commandant en chef des FARC et l’un de ses fondateurs, Sandra Ramírez est actuellement sénatrice de la Colombie pour le nouveau parti politique des FARC jusqu’en 2022. Au cœur de son combat se trouve la place des femmes dans ce parti, mais aussi la lutte pour la distribution de la terre et pour la mise en œuvre de l’accord de paix signé à La Havane, à Cuba, il y a trois ans. Dans un va-et-vient entre la nostalgie de la montagne et les difficultés politiques qui surviennent quand on troque les armes pour le dialogue, Sandra Ramírez revient sur le chemin sinueux de l’engagement des guérilleras dans la politique de gauche en Colombie.
Condition féminine en temps de guerre
Issue d’une famille de 18 enfants dans le département de Santander, dans le nord-est de la Colombie [1], Sandra Ramírez – Griselda Lobo Silva de son nom d’enfance – est entrée dans la guérilla des FARC-EP en 1982. Cette guérilla marxiste-léniniste s’est formée dans le sillon de plusieurs autres groupes insurgés de gauche en Amérique latine et s’est consolidée à Marquetalia, dans le département de Tolima, en 1964. Fondées par 46 hommes et deux femmes, les FARC-EP sont officiellement devenues une « armée du peuple » en 1982 [2], favorisant l’entrée de plus en plus de femmes dans leurs rangs.
Ramírez joint alors les rangs, profitant de l’ouverture du groupe armé envers les femmes tandis que le pays traverse une crise politique importante. Selon elle, c’est à cette époque que les femmes ont pu assumer des responsabilités de plus en plus importantes au sein de l’organisation, notamment reliées à certaines spécialités essentielles à la tenue d’une armée, en tant qu’infirmières, docteures, instructrices, distributrices des vivres ou responsables des explosifs.
Elle explique que les femmes ont gagné de plus en plus de place dans la guérilla, à force de briser les stéréotypes qui les présentaient comme plus faibles physiquement. Elle reconnaît devoir beaucoup aux femmes camarades l’ayant précédée : c’est grâce à leur lutte qu’elles ont pu commencer à prendre les armes, ce qui fut selon elle un tournant significatif dans la guérilla.
Mais la sénatrice tempère : si la guérilla était un espace différent de la zone rurale de son enfance, il n’était pas exempt de machisme pour autant. De fait, si les femmes ont su prendre le pouvoir dans plusieurs domaines, en plus de participer activement au combat et atteindre une certaine forme d’égalité fonctionnelle, très peu d’entre elles ont eu accès au commandement : « Nous n’avons pas réussi à atteindre la haute direction. Plusieurs d’entre nous étions dans les cadres moyens, mais pas à l’échelon supérieur ; la seule qui a réussi à gravir cette étape, c’est Erika. » Erika Montero est effectivement la seule femme qui a fait partie de l’état-major central des FARC-EP, la plus haute instance de décision du groupe armé.
Prendre part à la guérilla signifie aussi faire l’expérience de plusieurs transformations personnelles et émotionnelles : l’entraînement physique, les premières expériences sexuelles et affectives dans le groupe, la conscientisation politique, les changements de valeurs individuelles vers des conceptions collectives du corps, de la lutte et de l’amitié. Ainsi, selon la sénatrice, une série de décisions prises en groupe, lors de débats, a finalement abouti à une résolution invoquant le caractère obligatoire de la contraception dans le groupe armé : « Nous n’avions pas le temps pour la lutte pour nos droits, parce que nous étions plongées dans une guerre. Mais on se préoccupait de notre condition, on voulait être prise en compte, c’était constant. Par exemple, quand je suis entrée, il n’y avait pas de serviettes hygiéniques, parce que la guerre et la guérilla, c’était une affaire d’hommes. […] Vous êtes une femme, vous êtes une guérillera ou vous êtes maman : on ne pouvait pas être les deux. Alors nous avons commencé à demander la contraception. »
Dans cette perspective, la maternité se dessinait comme une rupture de la militance puisque les combattant·e·s arrêtaient de mettre le collectif, l’objectif commun, au centre de leur priorité. Selon Ramírez, « les enfants attachent, amarrent. C’était un sacrifice trop grand de voir arriver nos compagnes tristes au campement parce qu’elles venaient de laisser leurs enfants. Ce fut une des raisons qui nous a poussé·e·s vers la planification des naissances. » Elle explique que la guérilla, c’est « armer notre tête, c’est se conscientiser, comprendre que l’arme est la défense de ma vie, mais aussi ce par quoi je me suis conscientisée, pour ce collectif autour de moi ».
Dans son récit, elle parle d’elle en tant que femme. Elle relate avec nostalgie des moments passés aux côtés du camarade Marulanda : lorsque je lui demande quel est le plus beau moment de sa vie, elle détourne le regard pour la seule fois de l’entretien, comme pour mieux se remémorer. « Le plus beau moment, ce fut quand j’ai connu le camarade Marulanda, c’est un moment que je n’oublierai jamais, ce moment, et tout ce que j’ai partagé avec lui. » Durant ses années de combat, Ramírez a vécu le décès de Marulanda ; elle affirme cependant, dans un autre entretien à la revue Semana, qu’après cet événement, « sa vie a continué comme une combattante de plus, accomplissant les tâches. Dans la guérilla, on ne porte pas le deuil, on ne s’habille pas en noir [3]. »
La sénatrice reconnaît qu’elle a vécu des épreuves très difficiles, qu’elle a confronté la mort. Cependant, ce qu’elle retient et réaffirme très fort durant l’entretien, ce sont ses apprentissages, ou plutôt ce désir profond de ne pas laisser les politiques du gouvernement actuel annihiler l’identité que les guérilleros et guérilleras ont construite au fil de leur expérience militante. Pour Ramírez, l’histoire de la guérilla n’est pas seulement un récit de guerre, mais aussi « d’amour collectif ».
Après l’accord de paix, le ressac
Le fait que Ramírez ait pu faire son entrée en politique comme sénatrice est le résultat de plusieurs années de négociations entre le gouvernement colombien et les FARC-EP, de 2011 à 2016. Bien que divers groupes armés insurgés et paramilitaires demeurent actifs en Colombie, ces négociations historiques, soutenues par la communauté internationale, ont mis fin à un conflit armé de plus de 60 ans entre les deux parties. Aujourd’hui pourtant, l’accord de paix vacille et tarde à garantir la mise en place des commissions de vérité et de justice restauratrice garanties par l’accord.
L’élection du gouvernement de droite d’Iván Duque en août 2018 a eu de fortes conséquences sur la mise en œuvre de l’accord de paix. Concrètement, les processus reliés à la Juridiction spéciale pour la paix – la justice restauratrice censée être mise en place suivant l’accord signé en 2016 pour juger tous les acteurs et actrices du conflit – ont été ralentis ou complètement bloqués. De plus, le processus de réinsertion des femmes et des hommes qui ont combattu au sein des FARC-EP laisse entrevoir un bilan mitigé, voire boiteux : pour la sénatrice, « la réinsertion individuelle que veut nous imposer le gouvernement, c’est pour nous désarticuler, pour nous enlever cette identité [guerrillera] ».
Ramírez rappelle qu’un accord de paix ne doit pas dépendre du gouvernement en place. Or, le gouvernement de Duque a complètement délaissé les engagements pris par son prédécesseur, Juan Manuel Santos. Selon elle, plusieurs éléments expliquent le ressac que vit actuellement la Colombie. Premièrement, un des problèmes principaux est le manque de terres pour les ex-guérilleros et ex-guérilleras : l’un des points de négociation les plus importants était la nécessité d’une réforme agraire, qui n’est pourtant toujours pas mise en œuvre. Deuxièmement, et en dépit du soutien international et de l’ONU, le gouvernement ne protège pas les zones de réinsertion [4] où les farianas et farianos [5] préparent leur retour à la vie civile. En effet, le gouvernement menace constamment de faire disparaître ces espaces malgré l’investissement considérable en temps et en argent qu’ils ont nécessité. « Il faut trouver un moyen d’assurer la persistance des zones de réinsertion, chercher l’appui et la solidarité des Nations unies », affirme la sénatrice. Troisièmement, l’aspect économique est aussi criant, avec plusieurs personnes qui ont dû sortir des territoires réservés aux ex-combattant·e·s pour des questions de survie. Finalement, la sénatrice souligne que la santé, incluant la santé sexuelle et reproductive, est très précaire pour les populations d’ex-combattant·e·s, ainsi que dans tout le pays. Elle affirme même que la situation actuelle est contraire à ce que les combattant·e·s étaient habitué·e·s de vivre lorsqu’ils et elles étaient mobilisé·e·s : « Dans les campements, la santé était prioritaire […] ça a été l’un des chocs que nous avons eus avec cette société », confie-t-elle.
En définitive, les femmes et les hommes qui ont déposé les armes vivent de multiples formes d’insécurité : insécurité alimentaire, juridique, physique, politique. Mais surtout, ces insécurités se vivent dans un contexte où être défenseur·e des droits humains en Colombie est de plus en plus dangereux. Plusieurs centaines de personnes ont été assassinées depuis 2016 pour leurs prises de position politiques face à un État qui ne fait que trop peu pour démanteler les groupes paramilitaires.
Le « féminisme insurgé »
Même si l’accord de paix est chancelant, il n’en demeure pas moins qu’il a été un terreau fertile de dialogue et d’échange pour les combattantes des FARC, les farianas comme elles se désignent elles-mêmes. De fait, selon la sociologue Camille Boutron, l’accord de paix représente un précédent historique pour l’inclusion de la perspective de genre en matière de résolution de conflit armé, fournissant un espace « stratégique pour les ex-guerrières des FARC dans le cadre de leur reconversion politique [6] ».
Selon Ramírez, la politique de genre n’a pas été une priorité dans la guérilla. De fait, la catégorie d’organisation du social s’est plutôt centrée sur la classe, soit les inégalités économiques, qui sont un des facteurs ayant poussé le soulèvement armé des FARC-EP. Or, la volonté constante d’égalité avec les hommes a poussé les femmes des FARC-EP à revendiquer de plus en plus d’espace. Le tournant s’est opéré lors des dialogues de La Havane, où les farianas ont rencontré des groupes de femmes et des collectifs féministes. C’est aussi durant ces négociations qu’a été constituée la sous-commission sur le genre pour interroger la place de cette catégorie dans la réconciliation post-conflit.
Petit à petit, notamment grâce à l’activisme de certaines farianas comme Victoria Sandino – également sénatrice – le féminisme fariano ou féminisme insurgé (feminismo insurgente) s’est présenté comme une politique en évolution, basée sur les expériences des ex-combattantes et leur travail avec les masses. Selon Ramírez, l’élaboration du féminisme insurgé est en cours à l’intérieur du parti, ce qui permettra de créer des protocoles pour accompagner les femmes des FARC, notamment dans leur réinsertion à la vie civile, mais aussi pour « porter leur politique de genre à la société ». Dans la Thèse de la femme et de genre du parti politique, le féminisme insurgé a un « caractère émancipatoire », basé sur la nécessité de la « redistribution de la richesse » et de la « lutte des classes ». Il s’agit d’un féminisme qui cherche à contribuer aux luttes féministes à partir des expériences vécues durant les 53 années de la lutte dans la guérilla. L’idée est d’articuler les différentes initiatives des farianas, notamment à travers ce qui est encore un projet, l’Asofarianas, une association nationale d’ex-combattantes. Cependant, selon la sénatrice, il ne faut pas oublier que les défis demeurent énormes : « Je ne culpabilise pas les femmes ni même les hommes. Nous venons d’une culture qui ne nous a pas permis davantage. Notre développement culturel nous a vraiment fait croire que notre tâche, c’était la cuisine, le foyer, et nous pensions que nous seules pouvions le faire […] le défi est donc de se proposer un nord, mais pas le nord des hommes, non, non, non. Notre nord comme femmes, comme êtres humains, en défense de notre territoire ».
Pour autant, se donner un horizon n’est pas une tâche facile. Pour Ramírez, le « retour à la vie civile » est une épreuve. La transition vers le politique sans les armes est complexe dans un contexte où le gouvernement pose de sérieux obstacles pour la réinsertion des combattant·e·s. Les problèmes à ce sujet ont aussi créé des obstacles pour les femmes dans les territoires où elles sont confrontées à de nouvelles réalités socioéconomiques qu’elles ne connaissaient pas : « Elles sont en train de se couper de cette belle expérience que nous avions vécue, d’être maîtresses de leurs pensées, de leur nord, de leur territoire, de leur corps, de leurs décisions. Nous sommes un peu revenues en arrière. »
Ainsi, le « féminisme insurgé » est une proposition pour dépasser cette réassignation à des rôles traditionnels. Pour ce faire, Ramírez affirme que le parti FARC a deux tâches spécifiques envers les femmes. Comme la société que réintègrent les farianas est toujours « la même », patriarcale, il est important de revenir au concept de préparation permanente, et donc d’éducation populaire autant pour les femmes que pour les hommes. De plus, l’une des plus grandes stratégies du parti à cet égard doit se construire autour de l’importance d’articuler les différentes actions des farianas : « Comment s’assurer qu’elles n’oublient pas comment s’organiser, comment diriger, être leader. Il ne faut pas oublier l’expérience vécue dans la guérilla, sinon la potentialiser. »
En somme, pour Sandra Ramírez, la lutte pour la réinsertion des farianas à la société civile doit passer par la concrétisation de l’accord de paix, c’est-à-dire par un processus de réinsertion collectif qui ne ramènera pas les femmes dans une sphère privée où elles occuperaient le même rôle qu’elles avaient avant d’entrer dans la guérilla. En dépit du fait que la politique est toujours plus une affaire d’hommes que de femmes en Colombie, les farianas, dans tout le territoire colombien, s’impliquent dans les conseils de village et dans le parti politique. « Pour moi, de penser que les muchachas que je connais sont aux premières lignes de la lutte politique, c’est très significatif. Quand je pense à cela, je me revitalise, je me remplis d’énergie. »
Le féminisme fariano est le produit des négociations de La Havane, mais surtout de la rencontre entre plusieurs groupes féministes de défense des droits des femmes et de femmes des milieux universitaires. Confronté aux aléas de la mise en œuvre du processus de paix, il est une proposition politique en pleine construction qui tente de s’engager sur les fronts de l’anticapitalisme, de l’antipatriarcat ainsi que de l’antiracisme. C’est un féminisme qui met sur la table des enjeux politiques à la fois des féminismes et de la gauche ; une forme d’engagement à partir de l’expérience des femmes ex-combattantes qui ont décidé d’utiliser la parole comme arme de lutte collective.
[1] Fernando Millán Cruz, Con ojos de mujer : relatos en medio de la guerra, Bogotá, Penguin Random House, 2019, p. 21.
[2] Andrea Méndez (2012), Militarized Gender Performativity : Women and Demobilization in Colombia’s FARC and AUC, Thèse de doctorat, Kingston, Queen’s University, 2012, p. 71-72.
[3] « Los 13 hijos de Tirofijo », Semana, 27 septembre 2016. Disponible en ligne.
[4] Les zones de réinsertion sont des endroits qui ont été prévus à la suite de l’accord de paix afin de faciliter le retour à la vie civile des personnes ex-combattantes des FARC-EP. En ce sens, l’idée est d’organiser ces territoires et de formuler des programmes permettant la substitution des cultures illicites tout en améliorant l’accès à la santé, l’emploi et l’éducation.
[5] Fariana et fariano sont des termes utilisés pour décrire une personne ayant fait partie du groupe armé des FARC-EP. Actuellement, les hommes et les femmes qui s’impliquent activement dans le parti politique utilisent aussi cette dénomination.
[6] Camille Boutron, « La participation des femmes aux luttes armées : pour un renouvellement des approches de l’acteur combattant », note de recherche no 60, Paris, Institut de recherche stratégique de l’École militaire, 2018, p. 4.