Mémoire des luttes
« Unité ! Solidarité ! Pour faire plier l’État ! » La lutte pour le gel des loyers (1978-1980)
À la fin des années 1970, des comités logement montréalais ont mené une lutte pour exiger le gel des loyers. Cette mobilisation a eu un impact majeur sur la configuration du mouvement pour le droit au logement et sur la trajectoire qu’il a poursuivie par la suite. Retour sur cet épisode relativement méconnu des luttes sociales au Québec.
Depuis plus de cinquante ans, des dizaines d’organisations travaillent à contrer le déplacement des populations à faible revenu des quartiers populaires, améliorer les droits des locataires et garantir une plus grande accessibilité au logement. Les luttes en matière de logement durant les années 1960 et la première moitié des années 1970 concernent surtout les opérations de rénovation urbaine et revêtent un caractère très local. Dans le secteur locatif, les mobilisations sont aussi menées au cas par cas, bloc par bloc, généralement par des groupes de locataires menacés d’expulsion par leur propriétaire. Les associations de locataires, encore naissantes à l’échelle des quartiers, se consacrent alors essentiellement à offrir des conseils légaux et ne comptent pas encore de regroupement, malgré certaines tentatives en ce sens. À l’été 1977, le Comité logement Saint-Louis (aujourd’hui devenu le Comité logement du Plateau Mont-Royal) et le Comité logement Centre-Sud commencent à discuter de la possibilité d’organiser une campagne demandant le gel des loyers pour dépasser le « localisme » et le « légalisme » et s’adresser directement à l’État.
La revendication du gel des loyers est formulée dans un contexte économique difficile marqué par une forte inflation. Quelques années plus tôt, en 1975, le gouvernement libéral de Pierre Elliot Trudeau a fait adopter le projet de loi C-73 sur les mesures de contrôle des prix et des salaires. Cette loi, effective durant trois ans, entraîne un appauvrissement des classes ouvrières ; pendant que leurs salaires sont gelés, une part grandissante de leur budget est consacrée à se loger, alors que les hausses de loyer atteignent en moyenne 10 % par année [1]. Le fédéral a déjà utilisé de telles mesures anti-inflationnistes dans les années 1940, auxquelles il avait joint un gel des loyers [2] pour stabiliser les conditions de vie de la main-d’œuvre en période de guerre, mais aussi pour remédier à la sévère crise du logement qui survient au retour des combattants. Un militant du Comité logement Saint-Louis, Bernard Vallée, souligne la prise en compte de ce précédent dans l’analyse de la conjoncture à la fin des années 1970 : « On s’était dit si, par nécessité, l’État a accordé un gel des loyers dans une situation exceptionnelle, à nous de démontrer que la situation est exceptionnelle en ce moment avec le taux de vacance [très bas], les bouleversements urbains. »
Donnant lieu à la création du Regroupement pour le gel des loyers (RGL) [3], la première campagne dédiée à la revendication débute en février 1978. Sept comités logement y participent activement. Le répertoire d’actions employées est varié : manifestations devant la Régie des loyers, affichage, pétition, assemblées publiques, porte-à-porte et ateliers. En mai, 500 personnes se déplacent sous la pluie pour remettre au ministre péquiste responsable de l’habitation, Guy Tardif, une pétition de 5200 signatures. Le ministre les reçoit, mais leur parle surtout du nouveau programme pour les coopératives d’habitation. La campagne se termine en juin par une fête des locataires réunissant 300 personnes. Malgré un succès relatif, les groupes sont satisfaits d’avoir pu briser leur isolement et d’avoir fait connaître leur revendication.
Rapidement, il est décidé que le RGL doit devenir une organisation permanente. D’autres revendications sont ajoutées à ses demandes, notamment des rénovations sans augmentation et le refus des évictions, mais le gel des loyers demeure la priorité. En plus des deux comités fondateurs, les groupes les plus actifs durant la campagne deviennent membres, soit l’Association des locataires de Villeray, le Comité logement Rosemont, le Regroupement des locataires de Mercier et le Comité Opération-logement Hochelaga-Maisonneuve. L’Association des locataires de Montréal-Nord et le Groupement des locataires du Québec métropolitain (seul groupe en dehors de Montréal) se joignent également à la démarche dans les mois qui suivent.
La deuxième campagne pour le gel des loyers est lancée en janvier 1979 au moyen d’une conférence de presse et d’une assemblée publique. À la fin du mois, des militant·e·s du RGL se font expulser des bureaux de la Régie des loyers où ils manifestent, car elles et ils distribuent de l’information sur le droit au logement. En guise de riposte, une soixante de personnes se rassemble quelques semaines plus tard devant la Régie. Le projet de loi 107 du gouvernement péquiste visant à instaurer la Régie du logement se retrouve au centre de cette deuxième campagne. Très critique à l’endroit de cette nouvelle législation, le RGL boycotte la commission parlementaire sur le sujet en mars et organise plusieurs manifestations. La campagne se termine en juin, encore une fois par une fête des locataires qui réunit près de 500 personnes. Cette seconde campagne est marquée par des débats persistants sur la structure du RGL. Faut-il sortir de l’esprit de coalition et créer une organisation centralisée ou aller plus loin et mettre sur pied une véritable organisation de masse sur le front du logement ? À travers ces débats, la revendication du gel, jugée trop limitative, est de plus en plus remise en question.
Une troisième campagne contre les hausses et pour le gel des loyers est organisée à l’hiver 1980. La tendance observée l’année précédente se confirme rapidement : le travail du RGL dépasse largement la seule revendication du gel, entre autres avec l’appui à de nombreuses luttes locales menées par des groupes des locataires et les premières alliances avec le milieu des habitations à loyer modique (HLM). Le RGL doit aussi composer avec l’arrivée de nouvelles organisations dans le secteur du logement, dont le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU).
À l’automne 1980, le RGL est renommé le Regroupement des comités logement et associations de locataires, le RCLAL (aujourd’hui connu sous l’acronyme de RCLALQ). Ce choix est essentiellement motivé par la volonté de mieux refléter l’étendue du travail et des revendications du regroupement qui ne se limitent plus au gel des loyers. À l’hiver 1981, pour la première fois de son histoire, le RCLAL fait campagne sur d’autres demandes, notamment contre les premières coupes dans le programme de construction de HLM et contre le projet de loi 107, en cherchant surtout à inciter les locataires à s’impliquer auprès de leur comité logement. Dans un document préparé en vue d’une assemblée générale tenue à l’automne 1981, on peut lire : « La revendication du gel des loyers est devenue une espèce de fourre-tout dans lequel on ramassait pêle-mêle l’importance de mener des luttes, la manière de les mener, notre analyse commune du rôle de l’État, de la conjoncture, des politiques gouvernementales, notre capacité de mobiliser, etc. »
La revendication a refait surface ponctuellement dans les luttes par la suite, notamment au début des années 2000, encore une fois dans un contexte de fortes hausses de loyer (environ 5 % par année en moyenne). À la fin des années 1970, cette revendication aura permis aux comités logement de se structurer à l’échelle nationale autour d’une demande concrète, en adéquation avec l’analyse de classes typique de l’époque dans laquelle baignent plusieurs militant·e·s pour le droit au logement. Quarante ans plus tard, le regroupement issu de cette mobilisation, le RCLALQ, milite encore pour un contrôle universel et obligatoire des loyers. En décembre dernier, ce regroupement a lancé une nouvelle campagne demandant une réforme de la Régie du logement, une institution qui n’a pas connu de réelles améliorations depuis sa création en 1980.
[1] Voir Jean-Claude Thibodeau, « Étude comparative de la législation sur le contrôle des loyers au Canada entre 1950 et 2000 », 2001.
[2] Le fédéral intervient dans le contrôle des loyers jusqu’en 1951, date à laquelle il délègue cette responsabilité aux provinces.
[3] Les premières années du RGL, devenu le RCLAL, sont relatées plus en détails dans Faut-il brûler les pancartes ? Le mouvement populaire aujourd’hui de Jean-François René et Jean Panet-Raymond, 1984.