La condition migrante. Élargir les frontières de la démocratie

No 078 - février / mars 2019

International

La condition migrante. Élargir les frontières de la démocratie

Mouloud Idir

Sous le thème « Migrer, résister, construire, transformer », le Forum social mondial sur la migration (FSMM) s’est tenu en novembre dernier à Mexico. Dans l’invitation à y participer, il était clairement dit que la 8e édition serait axée sur les enjeux sociaux, géopolitiques et environnementaux liés aux migrations et qu’elle voulait tabler sur une véritable approche d’« ouverture des frontières ».

À première vue, parler d’ouverture ne signifie pas nécessairement l’abolition des frontières comme cela est revendiqué par certaines organisations issues du milieu libertaire – pensons, dans le cas québécois, à Solidarité sans frontières. Qu’importe l’horizon où l’on se situe sur cet enjeu, l’essentiel est de dire ici que les différentes activités organisées au FSMM sur cette thématique auront permis de comprendre l’importance de se coltiner cet enjeu politiquement, mais sans doute aussi philosophiquement.

Est-il utile de rappeler, sur ce plan, que dans les débats actuels autour des enjeux migratoires, une des questions cruciales est celle du rapport aux frontières, à leur ubiquité, à leur dissymétrie ? L’on est le plus souvent incapable de penser la frontière autrement qu’en la réifiant dans la pensée d’État, pour reprendre les mots d’Abdelmalek Sayad.

Il faut sans doute ici rappeler et dire avec force que la frontière n’est plus aux marches de l’État, elle est au cœur de la politique, elle en est même en quelque sorte un cœur vivant, voire l’un des plus problématiques. Le défi majeur actuel – et divers ateliers organisés dans le cadre de ce FSMM auront permis d’en prendre la mesure – est celui consistant à essayer de penser l’enjeu de l’institution frontalière dans une optique démocratique. Sans aller trop loin, je formulerai la proposition qu’une réflexion politique sur cette question frontalière pourrait à tout le moins être ramenée à l’impératif de répondre démocratiquement aux enjeux de l’accueil et de l’hospitalité.

En ce sens, l’urgence est celle d’une politique de l’accueil plus hospitalière. Ce qui exige de la rapporter à la démocratie et de l’inscrire dans le mode de fonctionnement propre à son régime. Dans ce cadre, il ne s’agit pas tant de plaider pour une ouverture pure et simple des frontières, mais pour leur remise en cause inconditionnelle. Se saisir démocratiquement de cet enjeu exige donc de dire avec force qu’en démocratie, le peuple n’existe jamais en tant que tel, mais qu’il est toujours à construire et à faire advenir. Que cette construction, si elle se veut démocratique, doit reconnaître le droit aux demandes d’inclusion qui lui sont soumises. Et parmi celles-ci, figure implacablement l’enjeu d’un franchissement plus démocratique des frontières.

Réponses timorées au droit de migrer

Un deuxième enjeu ressortait avec force de ce forum : il s’agit de la critique du récent Pacte global de l’ONU qui a été ratifié par la grande majorité des États réunis à Marrakech lors des rencontres du 10 et 11 décembre dernier. Outre l’ouverture des frontières, cette édition du FSMM aura aussi fait sien un principe important et qui chemine graduellement en dehors des organisations et cercles spécialisés : je parle ici du droit de migrer et du droit à la circulation auxquels restait attachée cette 8e édition.

Beaucoup d’espoirs ont été mis, par de nombreuses ONG, dans les capacités des Nations unies à mettre en place des outils de protection des droits des personnes migrantes et de renforcement de la liberté de circulation. Il faut dire qu’en l’absence d’un droit international spécifique sur les migrations – encore moins d’un « droit de migrer » –, le Pacte est censé combler ce vide par la confirmation des principes universels, des Déclarations de droits et autres pactes en la matière. Cela prend place dans une conjoncture fortement marquée par la prolifération de discours et d’arguments selon lesquels les politiques actuelles, axées sur le contrôle des frontières et une rhétorique sécuritaire, ne sont pas seulement dommageables en matière d’atteintes aux droits des personnes, mais qu’elles sont aussi inefficaces au regard même de leurs objectifs.

Or, tel qu’il est proposé dans sa version finale, le Pacte s’apparente plus à un instrument au service des États riches. Il vise à permettre un contrôle sélectif des entrées en fonction de critères surtout utilitaristes. Certes, ce genre de pacte a comme objectif de donner plus de légitimité à la question des migrations. Il dit l’importance de traiter cet enjeu de façon multilatérale, au même titre que la question écologique, en somme, même si dans les deux cas les réponses demeurent encore timorées.

Pour le moment, les lieux où cet enjeu migratoire est traité demeurent encore trop hégémonisés par les grands États d’immigration du Nord. Ceux-là qui pèsent de tout leur poids au sein des instances comme celles de l’Organisation internationale pour les migrations, de l’OCDE et d’autres. Les modalités dans lesquelles est traité cet enjeu migratoire ne doivent pas nous faire perdre de vue plusieurs choses.

La première, c’est sans doute le fait que ce modèle de négociation vient pallier un refus, surtout des États du Nord, d’introduire de nouveaux statuts pour les personnes migrantes… Il y a sur ce plan une grande frilosité. Nombreux furent les ateliers du FSMM qui insistaient là-dessus. Cela est d’autant plus important que l’on observe un très grand décalage – d’ailleurs de plus en plus manifeste – entre les catégories sociologiques de la migration et les catégories juridiques censées l’encadrer. Il est important d’en prendre conscience et d’ouvrir un énorme chantier de réflexion sur cette question.

La deuxième chose que je veux mettre de l’avant est la suivante : le pacte dit encourager une gestion concertée des flux migratoires au niveau international, en partenariat avec les pays d’origine, de transit et de destination. Mais les analyses les plus fines que l’on peut faire du fonctionnement des mécanismes de concertation invitent à la vigilance.

En aucune façon ce pacte ne bousculera la tendance lourde des orientations étatiques en matière migratoire, pas plus qu’il ne résoudra les formes de précarité ou d’inégalités qui découlent des politiques actuelles. Ce pacte ne parvient pas à innover, comme en témoigne toute la phraséologie attachée à des politiques aussi éculées que les programmes de migration temporaire. L’absence de toute réflexion sur le droit à la circulation, même en tant qu’horizon lointain, indique l’incapacité des organisations internationales à repenser en profondeur les politiques migratoires et à façonner de nouveaux horizons normatifs.

L’enjeu du droit à la circulation, pour nous en tenir à ce seul aspect, devient dès lors un bien inégalement réparti, alors qu’il faut le penser comme un bien public et dans une perspective démocratique. Le pacte dit dans son préambule que les principes et directives qu’il met de l’avant s’appuient et reposent sur les principes de la charte de l’ONU et les différentes conventions internationales. Mais il n’enjoint pas les États à signer, par exemple, la Convention de 1990 sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, Convention d’ailleurs qui a été signée par une cinquantaine d’États, tous des États de départ et aucun État de destination. Pas de portée contraignante, donc, du pacte sur un tel élément. Ce que la déclaration finale du FSMM n’a pas manqué de relever au demeurant.

Le principe démocratique à l’avant-plan migratoire

Devant les défis migratoires actuels, face à la montée des discours et actes décomplexés de la droite populiste et le plus souvent raciste, les organisations de la société civile réunies au sein du FSMM ont réaffirmé leur attachement aux droits fondamentaux des personnes migrantes et de leurs familles. La seule réponse sensée, disaient-elles avec force, est celle de la solidarité et de l’égalité des droits pour tous et toutes.

En ce sens, elles nous obligent en quelque sorte à ne pas perdre de vue que le principe démocratique et le « droit aux droits » doivent être au cœur de nos réflexions. Ce principe démocratique, il faut sans cesse lui associer de nouveaux contenus, de nouvelles conséquences ; car son histoire en est une qui est cumulative et conflictuelle. Un tel point de vue sera difficile à faire valoir tant et aussi longtemps que l’on ne convaincra pas que l’association entre liberté et égalité au cœur des idées de démocratie et d’émancipation ne gagne en force et en légitimité qu’en s’actualisant.

Et quel est le principe de légitimité qui a le plus de force dans une société comme la nôtre ? C’est sans doute le principe « des droits fondamentaux ». Il nous semble dès lors important d’aller au bout de ce qu’il suppose ou, mieux encore, de ce qu’il permet ou met au premier plan : ce qui nous est ici offert est l’idée de garantie ou de conquête des droits, de générations successives de droits qu’il faut formuler de façon qu’on puisse s’y référer. C’est en ce sens que notre régime de citoyenneté et notre démocratie devraient être perçus comme imparfaits. Cette imperfection signifie notamment que la citoyenneté est une pratique et un processus plutôt qu’une forme stable. Ce qui nous invite à nous intéresser à la façon dont on accède à la citoyenneté (ou aux droits) et non seulement au statut ainsi obtenu. La citoyenneté comme la démocratie ne sont rien d’autre, en substance, que le processus de leur acquisition et de leur réactualisation. Cela vaut autant pour des luttes qui concernent les personnes migrantes que pour la société de façon générale. Voilà la portée éthique et politique que nous décelons dans cette question de l’heure. La gauche gagnerait à penser cet enjeu en dehors des seuls schémas nationalitaires [1].


[1Voir Frédéric Lordon, « Dire ensemble la condition des classes populaires et des migrants », texte inédit pour le site Web de Ballast. Disponible en ligne.

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