Dossier : Quand l’art se mêle de politique
Regarde-nous
Artiste de poésie orale, Queen Ka est aussi connue sous son vrai nom Elkahna Talbi. Elle œuvre dans le milieu artistique depuis plus de dix ans. Infatigable créatrice, elle slame avec aplomb et s’engage dans plusieurs projets de co-création. Elle participe présentement au spectacle La Renarde, sur les traces de Pauline Julien qui sera en tournée au Québec au printemps 2019. Le texte que nous publions a été lu par Queen Ka dans le cadre du spectacle Fol ouvrage ; Torcher des paillettes. Ce texte lucide et sensible se veut une réflexion intimiste et politique sur un pouvoir qui tente d’humilier, de dominer, mais qui ne parvient pourtant pas à enfermer les femmes dans un mutisme écrasant. Ces femmes qui se dressent devant le pouvoir en lui disant nous sommes là, « regarde-nous ».Écrit en novembre 2017, Regarde-nous se présente comme un écho à la parole de ces femmes qui, à travers le mouvement #MoiAussi, se libéraient peu à peu des différents systèmes d’oppression. Juste et émouvant, il convoque le pouvoir pour lancer un dialogue et c’est en ce sens que réside sa puissance et sa beauté (Anne-Marie Le Saux).
mais je veux dire vraiment, regarde
ne dis rien
ne suppose de rien
tu ne nous connais pas
ne choisis pas la suite de l’histoire
les lieux où nous devrions poser nos têtes
je sais, que tu le sais à quel point nous sommes redoutables
ta peur nous enchaîne depuis si longtemps
que j’en suis moi-même venue
à ne pas plus savoir qui je suis
à croire que mon corps est fragile et frêle
ma volonté volage
mon rôle se résumant à
t’offrir mes atouts
que tu cueilles à la fleur de l’âge
me laissant prisonnière
étrangère à moi-même
mais notre pouvoir est immense
il te dépasse
tu l’as compris plus tôt que nous
voilà peut-être ta seule victoire
car
ce ventre a abrité tous les mythes
je leur ai donné à boire quand la nature était le plus grand ennemi
mes bras ont couvert des corps contre le froid et l’envie
j’ai porté à m’en courber le dos l’enfance de l’humanité
et même si l’histoire tu l’écris
amnésique de moi
je persiste à te dire
que j’en suis l’origine
alors regarde-moi et vois ce corps
j’en suis l’unique propriétaire
peut-être qu’entre mes jambes c’est encore la nuit
vivant dans l’ombre rassurante que m’offre mes cuisses
peut-être que la clarté du plaisir y séjourne sans papier
sous des bouches qui varient comme varie le temps
peut-être
que ce sont les doigts d’une autre
qui cherche le chemin vers l’amour
ou les miens agiles à presser sur la détente.
peu importe ce qui se passe ici-bas
ça ne concerne que moi
que nous
devant
le chemin
n’est pas sûr
Le poids oppressant de ta main sur ma tête
j’entends le venin couler dans mon oreille
ma confiance infectée
le doute en plein cœur
que mes mots pour me défendre
le trône est confortable
ton cul s’y moule si bien depuis longtemps
l’habitude est le plus grand vice de l’humanité
tu trembles à l’idée de céder ta place
mais contrairement à ce que tu pourrais croire
je ne veux pas m’y assoir sur cette chaise
je veux rester debout
devant toi
planter mes yeux dans les tiens
te dire : regarde-moi
là ici
face à face
Regarde-nous.