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Mexique : Une victoire pour la justice et contre la violence d’État
Mai 2018 : le Mexique est secoué par une décision aussi importante qu’inattendue, qui révèle l’ampleur de la violence d’État dans ce pays souvent vu comme contrôlé par les narcos. Après des années de mensonges officiels du gouvernement d’Enrique Peña Nieto visant à convaincre la population que les 43 étudiants de l’École normale d’Ayotzinapa, disparus en 2014, avaient été victimes de leurs propres actes, un tribunal de Tamaulipas accepte d’ouvrir une enquête à la suite de plaintes pour torture de certains de ces narcotrafiquants accusés.
En acceptant de rouvrir ce cas jugé « classé » selon la version officielle de « l’assassinat » par des narcos des 43 étudiants, pourtant tous fils de paysans, plusieurs autochtones et tous engagés dans de nombreuses luttes sociales, le tribunal de Tamaulipas vient remettre en question tout l’édifice de mensonges et de violence que le gouvernement sortant avait présenté en grande pompe comme une « vérité historique » montrant l’étendue du pouvoir des réseaux criminels au Mexique.
À la veille des élections présidentielles historiques du 1er juillet qui allaient porter la gauche (MORENA) au pouvoir avec le populaire président « AMLO » au terme de la campagne électorale la plus mortelle de l’histoire du Mexique (117 candidat·e·s et journalistes assassiné·e·s), cette décision judiciaire allait ouvrir une brèche d’espoir inédite dans un Mexique déchiré. Ainsi, le jugement de Tamaulipas ne se limite pas à rétablir la vérité sur l’affaire d’Ayotzinapa, mais donne aussi de pleins pouvoirs d’inculpation aux magistrats qui devront mener l’enquête en considérant, non pas que les étudiants ont été assassinés, mais plutôt qu’ils sont victimes de disparitions forcées. Il s’agit là d’une différence majeure, car les disparitions forcées sont désormais reconnues en droit international comme des crimes à caractère permanent et contre l’humanité et ne peuvent plus être amnistiées, comme tant de dictatures ont voulu le faire depuis les années 1990.
Des dires mêmes du juge Fernández De la Mora, un des trois juges du tribunal de Tamaulipas, interviewé en novembre 2018, « les mobilisations sociales pour la justice motivent le pouvoir judiciaire à agir [1] ». Ces mobilisations, notamment celles des familles des disparus, issues de milieux paysans très modestes, sans aucun autre recours que leur courage malgré les persécutions, impliquent de partir à chaque 26 du mois de l’École normale d’Ayotzinapa où étudiaient leurs fils pour aller manifester à México. Ces impressionnants rassemblements, réunissant aussi des milliers de sympathisant·e·s chaque mois, sont coordonnés par les étudiants survivants d’Ayotzinapa au son de slogans chantés sur un ton de plainte typique du monde autochtone du Guerrero et ont attiré l’attention internationale. Ceci a permis l’implication – en partie bénévole – des nombreux experts du Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI) de la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) ainsi que de différents comités de l’ONU.
Ces instances, en collaboration constante avec les familles qui affirment d’ailleurs que « c’est la première fois qu’on nous traite comme des êtres humains » ont produit, dès 2016, deux rapports très volumineux démontrant de manière irréfutable l’implication directe des agents de l’État mexicain à tous les niveaux dans le cas d’Ayotzinapa : « participation directe de trois corps de police » ainsi que « différents niveaux d’autorités, incluant la police de l’État de Guerrero, le gouvernement fédéral et l’armée mexicaine » qui « avaient l’information et étaient en communication quant aux déplacements forcés des étudiants durant leur disparition [2] » . Les rapports du GIEI montrent aussi, comme le soutenaient les familles, que les étudiants disparus n’avaient aucun lien avec le narcotrafic et se préparaient en fait à aller manifester en commémoration du massacre des étudiants par les forces étatiques en 1968 à Tlalteloco. Après avoir été expulsées du Mexique à la suite de la publication de ces rapports et attaquées directement par la presse proche du pouvoir politique, ces instances internationales sont maintenant rappelées pour travailler aux côtés des familles dans le cadre de la nouvelle commission d’enquête créée par le jugement de Tamaulipas.
La possibilité d’inculpation d’agents de l’État pour des disparitions forcées est inédite dans le contexte mexicain. En effet, la Loi générale en matière de disparition forcée de personnes et disparition commise par des particuliers, datant de 2017, ne prévoit pas d’emblée que des policiers ou des militaires puissent être impliqués dans ce genre de crime et, de fait, elle n’a permis de juger aucun cas impliquant des agents de l’État depuis son adoption, malgré de nombreuses plaintes contre ces derniers. Un des effets majeurs du jugement de Tamaulipas est donc de démontrer avec force que si des agents de l’État sont directement impliqués dans le cas d’Ayotzinapa, on peut aussi poser la question pour de nombreux autres cas parmi la trentaine de milliers de disparitions forcées survenues dans la dernière décennie au Mexique. Interprété comme une victoire des sans-voix, ce jugement fouette les mobilisations sociales massives contre la violence et l’impunité, mais aussi contre la répression et la criminalisation dont sont victimes les défenseurs·euses des droits au Mexique, à l’instar de « Los 43 », qui ont payé de leur trop brève vie leur engagement pour l’environnement. Ainsi, alors que nombre d’analystes se contentent de parler du pouvoir des cartels – bien réel et terrifiant – la criminalisation de la défense des droits révèle aussi une « face cachée de la violence » déployée directement par l’État par le biais de nouvelles lois qui pénalisent les manifestations et autres droits civils et politiques [3]. Il est à cet égard révélateur que nos entrevues démontrent que, pour les parents de « Los 43 », c’est l’État qui est le premier responsable de la violence au Mexique.
Véritable coup de tonnerre dans le contexte d’impunité régnante, la création prévue de cette première commission d’enquête avec pouvoirs judiciaires pour disparitions forcées a suscité, quasi immédiatement après son annonce en mai dernier, pas moins de 200 tentatives de blocages par diverses instances gouvernementales : la grande majorité a été rejetée par la Cour suprême, mais cette dernière doit cependant se prononcer définitivement dans les prochaines semaines. Des mobilisations nationales et internationales en appui à la création de la commission pour Ayotzinapa sont d’ailleurs en cours actuellement. Le contexte politique depuis l’élection d’AMLO semble cependant favorable puisque le président a aussi créé, dès son intronisation, une commission d’enquête pour la vérité dont le mandat complète celui de la commission du tribunal de Tamaulipas.
Au centre-ville de México, au terme du long parcours de la manifestation du 26 de chaque mois, la foule se recueille chaque fois devant une œuvre d’art populaire, une jolie tortue en mosaïque bleue, qui porte sur son dos 43 autres petites tortues. C’est en prêtant l’oreille aux familles de Los 43 que l’on comprend pourquoi :
« La tortue est comme la justice : lente, mais implacable »
« Elle avance à pas lents, mais… elle ne s’arrête jamais ! »
« Sa dignité est intacte, elle va y arriver ! »
Depuis 2014, ces 43 petites tortues, venues du climat tropical du Guerrero, marchent dans México pour rétablir la dignité des Fils d’Ayotzinapa, étudiants, militants, paysans et Autochtones tombés pour la justice.
[1] M-C Doran et M. Zires, entrevue avec le juge Fernández de la Mora, México, novembre 2018.
[2] Entrevue avec Carlos Martín Beristaín, directeur du GIE dans Ibero, año IX, numero 52, 2017, P. 11-12.
[3] Sur la criminalisation de la défense des droits, voir Doran, « La criminalisation de l’action collective dans la crise actuelle des droits humains en Amérique latine ». Revue québécoise de droit international, Hors-série, mars 2015, P. 221-246.