Centraide. Quand les fondations disciplinent le communautaire

No 078 - février / mars 2019

Centraide. Quand les fondations disciplinent le communautaire

Valérie Beauchamp

Vous êtes nombreux et nombreuses à donner chaque année à Centraide du Grand Montréal. Depuis 2010, cette fondation régionale a pourtant grandement changé et s’est progressivement alignée sur les autres fondations privées qui forment le paysage philanthropique québécois, causant de fortes tensions avec les organismes subventionnés.

Lorsqu’il est question de fondation, il convient d’abord de rappeler que ces institutions existent en raison d’un système social inégalitaire qui permet à des individus d’accumuler des capitaux substantiels pour ensuite faire bonne figure en jouant au mécène. Les grands donateurs de Centraide en sont un bon exemple avec des dons individuels commençant à 10 000 $ et allant à plus de 500 000 $ par année. Ces riches donateurs ont d’ailleurs la possibilité de choisir à quel secteur d’intervention leurs dons seront associés. Il s’agit d’une forme de privatisation des services sociaux et de santé : ce n’est pas l’État qui répartit les richesses recueillies à travers l’impôt dans les services publics, mais des individus fortunés qui décident des causes et des organismes méritants.

Cela n’est pas différent de ce qu’on observe dans les autres fondations de la région de Montréal. Or, contrairement à d’autres bailleurs de fonds, Centraide a longtemps été considéré comme un allié des groupes communautaires, notamment en leur laissant une grande liberté dans leur façon d’utiliser les subventions offertes. Cette longue relation, datant parfois de plusieurs décennies, a permis une stabilité du mouvement communautaire sur le territoire montréalais. Toutefois, depuis 2015, la fondation a commencé à s’insinuer dans la gestion des organismes et impose sa vision de l’intervention aux milieux communautaires : l’approche territoriale intégrée, où les subventions offertes sont associées à des tables de concertation à travers des projets concertés. Ces espaces deviennent les lieux quasi exclusifs où se décident les possibilités de développement et de financement pour les organismes. Il devient donc de plus en plus difficile pour les groupes d’opérer à l’extérieur de cette logique centralisée.

L’imposition des façons de faire


Cette approche suppose qu’en regroupant tous les acteurs d’un même territoire, il est possible d’atténuer les conséquences de la pauvreté sans consentir à une augmentation des ressources disponibles dans un quartier. Les groupes, pour avoir accès à des subventions, doivent établir des partenariats pour mettre sur pied des projets qui répondent aux objectifs de l’ensemble des instances présentes : institutions (l’administration municipale et les services sociaux et de santé), entreprises locales, organismes communautaires. Cette approche nie la divergence d’intérêt des acteurs et les clivages idéologiques ; tous et toutes sont censé·e·s mettre de côté leurs différends pour travailler ensemble. Le partenariat est valorisé au détriment d’une posture de contestation. Il s’ensuit une dépolitisation de certains organismes communautaires qui doivent adoucir leurs revendications ou analyses critiques pour être en phase avec l’ensemble des acteurs impliqués dans le projet. De plus, cela fait en sorte que le quartier est défini comme porteur d’un changement social, mais qui ne peut se faire sans intervention étatique. Les territoires locaux ne peuvent assurer une meilleure redistribution des richesses ; celle-ci est du ressort de l’État et de ses mesures fiscales. En centrant l’action sur la mise en commun des ressources disponibles dans un quartier pour gérer les conséquences de la pauvreté, les transformations structurelles sont complètement oblitérées au profit d’actions (le réaménagement d’un parc par exemple) qui ne se conjuguent pas avec des luttes collectives pour une transformation globale de la société.

Outre l’imposition de cette façon d’intervenir dans un milieu pour avoir accès à des subventions, Centraide valorise une logique entrepreneuriale dans ses relations avec les organismes communautaires, notamment à travers les critères qui permettent à la fondation de juger de la pertinence de financer un groupe. Depuis 2010, Centraide stipule qu’elle investit maintenant dans des organismes performants qui sont choisis selon une nomenclature provenant explicitement du milieu des affaires : gestion par résultats, indicateurs de réussite, importance de l’image de l’organisme, évaluation continue. Au-delà d’un langage qui a peu à voir avec l’action communautaire, les organismes doivent parfois changer leurs pratiques pour répondre à ces critères, par exemple en évaluant leurs résultats selon un processus sanctionné par la fondation sous peine de se voir couper leurs subventions.

Les répercussions sur les groupes


L’approche territoriale intégrée et la valorisation d’une logique entrepreneuriale ne sont pas uniquement le fait de Centraide. Ce qui choque les groupes, c’est le revirement rapide de la fondation qui respectait, par le passé, la diversité des interventions présentes sur le terrain. Les impacts de ces changements de vision commencent à se faire sentir. Ceux et celles qui refusent de changer leurs pratiques sont écarté·e·s, comme c’est le cas de l’Organisation populaire des droits sociaux (OPDS) qui fermera probablement ses portes en avril 2019 après 39 ans d’existence à la suite de la suppression complète de leurs subventions par Centraide.

Un cas de figure


Dans une lettre adressée au groupe, la fondation reproche à l’organisme des problèmes de gouvernance et de communication. Interrogée sur ces critiques, l’OPDS demeure perplexe. Il leur est toujours difficile d’établir exactement ce qui leur est reproché. D’autant plus que l’OPDS a fait montre d’une réelle volonté d’améliorer les carences ciblées. Or, pour l’organisme, la décision de Centraide était déjà prise, car toutes les solutions que l’OPDS a proposées au bailleur de fonds ont été jugées insuffisantes. Leur interprétation des raisons derrière la fin de leur financement est que leur façon de faire ne répond plus à ce qui est jugé efficace par la fondation en ce qui a trait à la lutte à la pauvreté : « Ils ne veulent plus de groupes en défense des droits. Un groupe qui manifeste, ils n’aiment pas ça. Pour eux, ce n’est plus la façon de communiquer et de se faire comprendre. Aller dans la rue, pour eux, c’est dépassé. » En ce sens, le seul exemple donné par Centraide pour expliquer leurs problèmes de communication est la manifestation colorée organisée par l’OPDS au centre de finition de Bombardier en 2017, ce qui aurait donné une mauvaise image de l’organisme. Pour le groupe, cette action représente une vision des luttes collectives qui n’est pas en adéquation avec les approches de la fondation. Centraide leur a d’ailleurs reproché de continuer à lutter comme dans les années 1970. Cette posture de contestation avec les pouvoirs en place serait passée de mode à l’heure du « partenariat ».

Conséquemment, l’absence de l’OPDS aux tables de quartier fait partie des nombreuses lacunes reprochées à l’organisme. « Il aurait fallu aller s’asseoir à des tables de quartier où on retrouve la police, des attachés politiques, etc. Pour eux, la panacée, c’est le quartier, comme transformer telle ruelle en ruelle verte et parler de lutte à la pauvreté avec ce genre de projet. » Contrairement à ces projets concertés qui émergent de partenariats, l’OPDS structure toutes ses actions autour d’une logique de contestation des causes des inégalités sociales par l’éducation populaire. Ces tables de quartier sont d’ailleurs financées par Centraide dans sa croisade visant à aligner toutes les ressources locales autour d’une seule approche d’intervention territoriale. Pour l’OPDS, siéger à ces tables ne correspond pas à sa mission. Comment pourrait-elle y apporter l’idée d’une manifestation contre Bombardier lorsqu’on doit plutôt établir un partenariat avec l’Écoquartier, la police ou Zoothérapie Québec ?

 

Ce qui est reproché à ce groupe est donc directement en lien avec les approches valorisées par Centraide. Or, l’OPDS se revendique de ce courant qui croit que c’est par des changements structurels à l’ensemble de la société qu’un quartier évoluera. En ce sens, Centraide doit modifier sa décision et poursuivre son financement de l’OPDS. Les conséquences d’imposer cette logique dépasse le cadre communautaire et affecte la capacité des collectivités à se mobiliser. L’OPDS, par l’éducation populaire, travaille à une collectivisation des problématiques individuelles pour mobiliser les populations dans des actions collectives qu’elles auront elles-mêmes choisies. En perdant l’appui de Centraide, des formes plus contestataires de l’action communautaire deviennent de plus en plus difficiles à soutenir pour les groupes qui veulent des transformations sociales globales. Qu’en est-il alors des rapports conflictuels inhérents à une société divisée en classes sociales ? Il s’agit de l’essence même du mouvement communautaire qui est touché et le cas de l’OPDS représente un exemple des groupes qui verront leurs actions remises en doute dans les prochaines années. Les fondements historiques des groupes communautaires tendent à disparaître et Centraide y participe activement en coupant les subventions aux groupes récalcitrants dans une tentative d’« assainir le mouvement ».

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