S’enrichir avec les litiges

No 096 - Été 2023

Économie

S’enrichir avec les litiges

Colin Pratte

Au sein du capitalisme mondial financiarisé, non seulement les entreprises privées ont leur propre instance de résolution des litiges commerciaux, parallèles aux tribunaux étatiques, mais des entreprises cotées en bourse ont pour principale activité de financer de tels litiges internationaux en vue d’un gain. Quelle est la genèse de cette pratique financière déconcertante et pourquoi faut-il la craindre ?

En 2017, l’entreprise internationale d’investissement Burford Capital vendait, au prix de 107 millions $ US, ses droits sur un litige opposant l’Argentine à des compagnies aériennes que le pays avait nationalisées en 2001, dans la foulée de la plus grave crise économique de son histoire. Burford Capital agissait à titre de bailleur de fonds tiers auprès des lignes aériennes poursuivantes. Le tiers financier est un acteur extérieur à un litige juridique qui assume les coûts des procédures légales de la partie poursuivante moyennant des droits sur les réparations qui pourraient être obtenues à l’issue de l’arbitrage. Quelques mois après la transaction, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) rendait sa décision d’arbitrage et sommait l’État argentin de payer 320 millions $ US plus les intérêts aux lignes aériennes. L’année suivante, Burford capital se félicitait dans son rapport annuel pour son retour sur investissement de 722 %, soit un profit de 94 millions $ US.

Comment ces entreprises en sont-elles venues à avoir pour principale activité le financement de litiges en vue d’un gain, et en quoi est-ce que cela devrait nous alarmer ?

Des traités internationaux au service du capital

Il existe dans le monde plus de 3000 traités internationaux d’investissement qui prévoient un recours à une instance de règlement par arbitrage en cas de litige opposant un investisseur privé à un État. Ces traités ont été progressivement signés à partir de la seconde moitié du 20e siècle, dans la foulée de la décolonisation et de la naissance d’États souverains. Il fallait à ce moment encadrer cette souveraineté et protéger les investissements étrangers de possibles nationalisations ou expropriations. En s’assurant, notamment par le biais du droit international, de la continuité de leur domination, les puissances impériales scellaient le triomphe du néocolonialisme sur le postcolonialisme. Un négociateur de traités ayant œuvré dans les années 1990 en Amérique latine pour le compte de pays occidentaux témoigne [traduction libre] :

« Nombreux sont ceux qui, en Amérique latine, pensaient qu’il était inoffensif de signer ces traités ; personne n’avait la moindre idée de ce qu’ils signifiaient. Beaucoup de ceux qui ont négocié n’étaient pas des juristes, et ils les ont donc signés en quelques jours, en quelques heures, ou même par courrier électronique, parce que les voyages étaient trop chers.  »

À ce jour, on compte plus de 1000 poursuites en arbitrage initiées contre les États, les audiences se déroulant pour la plupart devant le CIRDI, l’instance d’arbitrage de la Banque mondiale. Les montants en jeu sont considérables. Le Pakistan s’est par exemple vu imposer en 2019 des dommages de 5,8 milliards $ US à deux minières, dont la canadienne Barrick Gold, dans une affaire relative à l’exploitation d’une mine de cuivre et d’or que l’État du Pakistan a finalement décidé d’exploiter lui-même.

Le paiement par les États des réparations exorbitantes est assuré par un autre instrument légal, la Convention de New York de 1958, qui prévoit notamment que les entreprises peuvent user des tribunaux à travers le monde pour saisir des actifs des États récalcitrants. Comble d’ironie, le Pakistan venait de recevoir quelques jours avant le jugement d’arbitrage un prêt de 6 milliards de $ US par le Fonds monétaire international pour faire face à une crise économique nationale. Du côté des minières dédommagées, l’affaire aura été fameuse, celles-ci ayant reçu des sommes 25 fois plus importantes que les dépenses engagées, grâce à la notion « d’expectative de profits perdus » retenue par les arbitres.

L’État, l’entreprise et le financier

Jusqu’au tournant des années 2010, les acteurs en cause étaient limités aux États, aux entreprises privées et aux cabinets d’avocats à 1000 $/h. Or, des financiers se sont invités depuis quelques années à ce simulacre de justice et ont proposé aux entreprises poursuivantes de payer le coût des procédures, qui sont en moyenne de 6 millions $ US, en retour d’une partie des dommages et intérêts reçus. Pour les États, l’affaire est catastrophique puisqu’elle contribue à augmenter les poursuites à leur endroit, dont les coûts de défense atteignent en moyenne 5 millions $ US. Un État comme l’Argentine a dû se défendre à ce jour contre 62 poursuites depuis 1997, tandis que le Venezuela en a essuyé 53, et le Canada 13. Des 62 dossiers conclus de l’Argentine, seulement 6 se sont soldés en faveur du pays, les autres ayant été réglés hors cour ou à la suite d’un jugement d’arbitrage rendu.

Au tribunal d’arbitrage, l’entreprise peut se sentir chez elle. D’abord, le droit applicable est celui prévu au contrat, en plus de la lex mercatoria – le droit commercial international. Lorsque l’Argentine s’est défendue d’un litige l’opposant à la multinationale Total, les procureurs argentins ont en vain plaidé que les décrets gouvernementaux passés en 2002, qui avaient entre autres pour effet de geler les tarifs gaziers imposés par l’entreprise, avaient été votés en vertu de la constitution argentine et du respect des droits fondamentaux, menacés par la crise économique. Le tout a été jugé irrecevable par les arbitres, puisque le droit constitutionnel et national des pays ne régit pas les parties et est suppléé par la lex mercatoria. L’Argentine a été condamnée à verser 270 millions US $ à Total.

Les arbitres qui siègent au CIRDI sont pour la plupart issus du milieu privé. Dans un rapport choc publié en 2012, le Corporate Europe Observatory établissait que 15 arbitres provenant de la pratique du droit privé au Canada, en Europe et aux États-Unis s’étaient partagé 55 % des litiges du CIRDI. Ce phénomène de porte-tournante entre les cabinets d’avocats du Nord et l’instance d’arbitrage contribue au fait qu’à ce jour, les États sont, dans près de la moitié des décisions rendues, condamnés à verser des dommages aux entreprises poursuivantes, sans compter les arrangements à l’amiable gardés confidentiels.

Dans ce contexte hautement favorable au secteur privé, le financement par des tiers devient une pratique spéculative attrayante que des acteurs du milieu présentent comme une forme de promotion de l’accès à la justice. Malheureusement, cet abus de langage se vérifie, car selon une estimation du professeur et ancien arbitre Stravos L. Brekoulakis, environ 40 % des litiges opposant des investisseurs à des États sont financés par un bailleur de fonds externe.

Sabotage écologique

Par ailleurs, les traités internationaux et instances de règlements des litiges s’ajoutent désormais aux nombreux outils et stratégies dont dispose l’industrie fossile pour résister à la transition écologique et énergétique. À ce jour, plus de 230 arbitrages internationaux ont été le fait d’investissements relatifs à des actifs fossiles, ce qui représente environ 20 % de l’ensemble des litiges connus à ce jour. Dans ce secteur, la moyenne des réparations accordées aux entreprises est d’environ 600 millions $ US.

Cette menace juridique de taille qui plane sur les États a de quoi les faire réfléchir. Par exemple, les projets de développement d’actifs fossiles de la Guyane qui n’ont pas encore reçu de décision finale d’investissement (DFI) représentent des risques de poursuite de 15 milliards $ US, soit près de trois fois le PIB du pays. On estime que 20 % des actifs fossiles n’ayant pas encore reçu de DFI sont protégés par des traités prévoyant un recours à une instance d’arbitrage privé.

Le GIEC s’est montré clair : la limite du 1,5 degré Celsius exigera non seulement d’empêcher tout nouveau développement fossile, mais aussi de démanteler des infrastructures existantes. Or, le capital fossile existant et potentiel jouit d’une protection légale. Le dernier exemple de ce verrouillage juridique est celui du projet d’exportation de gaz naturel liquéfié GNL Québec, dont les promoteurs ont déposé une poursuite en dommages de 20 milliards $ US contre le Canada pour avoir refusé d’émettre les autorisations nécessaires. On ne peut toutefois déterminer si la poursuite entre le Canada et GNL Québec est l’objet d’un financement par un tiers, cette information n’étant pas publique.

S’il faut craindre la crise écologique et la croissance des inégalités socioéconomiques mondiales, alors il faut tout autant redouter ce régime de traités internationaux et ses instances de règlements parallèles protégeant les intérêts des acteurs puissants qui alimentent ces crises.

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