Climat
Décarbonation du Québec. La cape d’invisibilité de Pierre Fitzgibbon
Face aux impératifs de la transition énergétique et de la décarbonisation, le ministre Fitzgibbon n’a de yeux que pour l’électrification du système énergétique. Cette stratégie, contrairement aux solutions axées sur la sobriété énergétique, ne remet pas en question les modèles de croissance dont nous devons pourtant impérativement nous détacher.
À son arrivée à Poudlard, Harry Potter découvre la cape d’invisibilité et prend vite l’habitude de s’y dissimuler pour mener ses missions ni vu ni connu. De même, lorsque François Legault lui a confié l’Énergie en plus de l’Économie et de l’Innovation, à l’aube du deuxième mandat de son gouvernement, le désormais super ministre Pierre Fitzgibbon semble avoir découvert que la décarbonation était la cape d’invisibilité toute trouvée pour dérober aux regards le projet industriel qui est la véritable raison d’être de son portefeuille Énergie, tel qu’il le conçoit. Le voile est mince et chacun·e a vu au travers, à commencer par Sophie Brochu. Le ministre n’en continue pas moins de brandir le mot « décarbonation » à chaque occasion, comme un mantra, et les médias se voient bien obligés de relayer ses propos.
Il existe plusieurs façons de sortir le pétrole, le gaz et le charbon du système énergétique, mais Pierre Fitzgibbon n’en connaît apparemment qu’une : électrifier. En effet, au-delà de mesures anecdotiques de déplacement de la demande, comme démarrer les lave-vaisselles à minuit, et d’une stratégie bancale sur les bioénergies et l’hydrogène, sa vision de la décarbonation semble se résumer à l’électrification du statu quo. Cela oblige (comme ça tombe bien ! On le voit se frotter les mains !) la mise en place d’un gigantesque chantier de construction d’installations de production d’électricité. Un demi Hydro-Québec à construire, 100 térawattheures d’énergie supplémentaire, un chantier… pharaonique, pourrait-on dire ! On poussera même le bouchon un peu plus, jusqu’à 137 TWh, pour accueillir de nouveaux projets qui « créeront de la richesse » (là, on le voit carrément saliver !). D’autant plus qu’en se drapant dans le voile de la décarbonation, le ministre prétend cacher l’archaïque mégaprojet de développement industriel dont il s’agit réellement, et ne laisser filtrer que l’aura verdâtre de la lutte au réchauffement climatique.
En fait, si l’objectif était réellement la décarbonation du système énergétique, M. Fitzgibbon n’aurait qu’à suivre le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2026 de son propre gouvernement, entré en vigueur en juin 2022. Selon ce plan, pour réussir sa transition énergétique, le Québec doit mettre en œuvre une approche structurée selon trois piliers : la sobriété, l’efficacité et les énergies renouvelables.
Malheureusement, le ministre ne semble pas en avoir pris connaissance.
Sobriété et efficacité : ne pas confondre
Après s’être brièvement aventuré sur le terrain de la sobriété énergétique, avoir démontré qu’il n’y comprenait que dalle et s’être fait contredire par son chef (qui ne voudrait surtout pas « imposer » la sobriété aux « consommateurs »), le ministre responsable de l’Énergie a bien vite cessé d’en parler en se rabattant sur l’efficacité énergétique. Certes, l’efficacité énergétique doit être exploitée à fond pour minimiser les pertes en cours de production, de transport et de consommation de l’énergie, qui absorbent 49 % de l’énergie primaire disponible au Québec selon le rapport État de l’énergie au Québec 2023. Mais efficacité et sobriété énergétique ne sont vraiment pas des synonymes et l’efficacité énergétique n’apporte qu’une partie de la réponse. Elle nous fait même souvent reculer.
Par exemple, toujours selon l’État de l’énergie au Québec 2023, la consommation énergétique par mètre carré de bâtiment a chuté de 37 % au Québec entre 1990 et 2020, mais l’énergie consommée par ménage n’a diminué que de 20 %, à cause de l’inflation des superficies. En industrie, le fabricant qui arrive à dépenser moins d’énergie par unité produite peut baisser ses prix et augmenter sa production, gonflant ainsi au passage sa consommation totale d’énergie ; c’est ce qu’on appelle l’effet rebond, tel que décrit dans le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétique du Québec 2026. En transport, l’amélioration de l’efficacité énergétique des voitures à essence n’a pas fait reculer la consommation de carburant : elle a nourri la fièvre des VUS, l’augmentation de la motorisation et la hausse des déplacements. Ainsi, dans la grande région de Montréal, la consommation totale de carburant a augmenté de 22,6 % entre 2008 et 2019, même si la performance énergétique des véhicules a progressé, selon Équiterre.
En somme, pour produire ses fruits, l’efficacité doit sans faute se combiner à la sobriété énergétique.
Sobriété 101
Pour viser la sobriété énergétique, il faut d’abord faire un tri afin de cibler les besoins réels (bonjour Pierre-Yves McSween !). Pour notre bien-être, en général, nous n’avons pas besoin de bâtiments passoires, d’un frigo plein de légumes ayant parcouru 3000 km, de perdre matin et soir une heure dans un embouteillage en solo dans notre VUS, ni de produire chacun et chacune, en moyenne, 716 kilos de déchets à envoyer au dépotoir chaque année.
Le tri fait, le défi est de trouver des manières moins énergivores de répondre aux vrais besoins. C’est un bien petit défi, car elles sont archi connues.
Il est devenu banal de le dire et pourtant, le gigantesque potentiel de la filière de la sobriété en transport reste largement sous-exploité. À court terme, des baisses substantielles de demande énergétique peuvent être obtenues en misant sur la marche et le bon vieux vélo, ainsi que sur le vélo électrique. Selon les Ministères Écologie Énergie Territoires de France, le vélo électrique consomme 70 fois moins d’énergie que la voiture. La possibilité de l’utiliser régulièrement comme substitut à l’auto solo est réelle pour plusieurs au Québec puisque 36 % de la population vit à moins de 5 km de son lieu de travail. Par ailleurs, le transport collectif et le covoiturage doivent enfin prendre leur place. Une étude de 2008 dans la région de Vancouver, mentionnée dans une étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain réalisée en collaboration avec SECOR, a démontré que sur ce territoire, à ce moment-là, la quantité d’énergie nécessaire pour déplacer une personne sur un kilomètre était 35 fois plus petite avec un tramway moderne qu’avec un VUS. Et covoiturer plutôt qu’utiliser deux autos coupe instantanément la consommation d’énergie de 50 % !
Pour réduire la demande d’énergie et de puissance liée au chauffage et à la climatisation des bâtiments, il faut entre autres établir des règlements et des programmes incitatifs qui encouragent une occupation judicieuse de l’espace. On pense ici par exemple à des subventions favorisant la construction de petits ensembles (cités-jardins, etc.) plutôt que de résidences individuelles, à des ensembles immobiliers où les grandes surfaces qui dépassent largement les besoins courants des ménages (salles de réception ou mégacuisines) sont partagées et peu chauffées lorsqu’inoccupées, aux immeubles à condos proposant des suites pour accueillir les invité·es plutôt qu’un nombre inutilement élevé de chambres dans chaque unité, à la transformation d’habitations devenues trop grandes en maisons intergénérationnelles ou, dans les villages ou quartiers peu denses, à la construction de petites maisons autour d’une grande demeure servant à loger des invité·es, à organiser des fêtes ou à faire des corvées de cuisine pour la conservation au moment des récoltes.
La mise en place de ces moyens et de bien d’autres approches de sobriété – dans les secteurs de l’alimentation, de l’industrie, des biens de consommation et ailleurs – dépend en tout premier lieu de politiques publiques ambitieuses et bien réfléchies pour créer des environnements qui assureront leur popularité et leur acceptabilité.
Des arbitrages bien concrets
Selon un porte-parole d’Hydro-Québec, si les habitudes observées aujourd’hui restaient 100 % identiques, l’impact en pointe des véhicules électriques serait de l’ordre de 7 000 MW en 2050. Trois centrales sur la rivière du Petit Mécatina, en Basse-Côte-Nord, produiraient ensemble 1 500 MW. Pour atteindre 7 000 MW et combler ainsi uniquement cette nouvelle demande, si on misait seulement sur l’hydroélectricité et sans abaisser la demande ailleurs, il faudrait aussi artificialiser par exemple le flot résiduel de la Caniapiscau, la rivière George et la rivière à la Baleine.
Bien sûr, il y a aussi d’autres manières d’augmenter l’offre d’électricité – outre l’indispensable optimisation des installations d’Hydro-Québec –, notamment par l’éolien et le solaire. Toutes, cependant, auront des impacts, parfois majeurs, sur les territoires appelés à accueillir ces infrastructures ou les projets d’extraction minière dont la construction d’infrastructures et l’électrification elle-même dépendent. Toutes affecteront les écosystèmes qui font vivre ces territoires ainsi que la santé et la qualité de vie des populations qui y habitent. Toutes présentent des enjeux capitaux de disponibilité des matières et d’accaparement de ces matières par les nations riches comme le Québec.
Ne fonçons pas tête baissée dans la cape d’invisibilité de Pierre Fitzgibbon. Exigeons que les arbitrages à faire et leurs impacts soient clairement exposés, et que des politiques publiques costaudes de sobriété, couplées à des efforts enfin sérieux d’efficacité, soient d’urgence incorporées à la réflexion collective sur l’avenir énergétique du Québec.