Ce que nous apprend le cinéma

No 078 - février / mars 2019

Regards féministes

Ce que nous apprend le cinéma

Martine Delvaux

Au moment où je m’apprête à rédiger cette chronique, l’écrivain français Yann Moix, en pleine promotion de son dernier roman, affirme dans un entretien pour le magazine Marie-Claire ne pas être capable d’aimer les femmes de 50 ans. Ne pas les désirer. Leur préférer celles qui ont la moitié de son âge. Préférer, aussi, des femmes du « genre asiatique ». Le corps des femmes de 25 ans, dit l’écrivain, est extraordinaire, contrairement à celui des femmes de 50 ans avec qui il n’aurait même pas l’idée de coucher puisqu’elles lui sont « invisibles ». Les propos de Yann Moix ont enflammé la toile, suscitant des réactions ulcérées et moqueuses de la part de nombre de femmes connues et moins connues. Et moi, j’ai vu mon âge clignoter sur l’écran toute la journée. Invisible, mais pas complètement…

Au même moment, je visionnais le dernier film de Mireille Dansereau, Vu pas vue (Ciné-Plurielles, 2018), méditation autobiographique sur le rapport au père, un père-cinéma qui ne regarde pas les femmes de sa vie, la mère et l’enfant qui deviendra cinéaste. Une femme, Alice, entre 30 et 35 ans, fictionnalisation de Dansereau elle-même, trouve dans les biens de son père disparu des films pornographiques en 8 mm. Le « je » circule entre l’enfant témoin de scènes qu’elle entend sans les voir, la femme adulte hantée par le passé et qui découvre les films dans une boîte et entreprend de les visionner, et la femme d’aujourd’hui qui en fait quelque chose – cette chose qu’elle se montre en train de faire : son propre film. Une femme à trois âges différents, et toujours en quelque sorte invisible : « À partir de quand a-t-il arrêté de me voir ? » Celui qui regarde et qui est vu, dans cette histoire, c’est le père. Ce qui est vu, ce sont les films pornographiques que lui-même regarde. Ce qui est vu, c’est son cinéma à lui : «  Est-ce que c’est toi le gars des vues ?  », demande Dansereau. Est-ce que c’est lui qui dit « déshabillez-vous ? » Mais un cinéma regardé en retour par une femme, par des femmes qui se regardent l’une l’autre en train de regarder.

La caméra de Dansereau montre une petite fille qui aura eu peu de contacts avec son père, qui se demande s’il l’aime, elle, et pourquoi il ne lui parle pas, pourquoi elle ne le connaît pas. La fille n’a pas accès au père qui ne la voit pas (et dont le regard se tourne au lieu vers d’autres filles, nues, animées dans des scènes pornos), et qui ne voit pas non plus son épouse, cette mère que la fille ne veut pas devenir parce qu’elle aime le père malgré tout : le silence, l’alcool et (on le suppose) une affection pour les filles de la pornographie. Cette mère est « l’origine du monde » et son sexe, le lieu d’une parallaxe, pour le dire avec Slavoj Žižek, où le vagin est à la fois un organe du rapport sexuel, la figuration de son mystère et l’organe de la reproduction. Dansereau reproduit la prise de vue du célèbre tableau de Courbet et déplie l’image, passant du plan pornographique au plan d’un accouchement. Manière d’interrompre le plaisir érotique qu’on pourrait prendre à la scène. Coït interrompu.

C’est cette interruption qui retient mon regard dans le film de Dansereau. Regardant la femme en train de regarder les films pornos de son père, debout dans son dos, notre regard se fond au sien, dubitatif, cherchant quoi faire avec ces scènes, où les mettre à l’intérieur d’elle, essayant de mettre le doigt sur la leçon qu’ils contiennent. « Toute ma vie j’ai cherché un autre corps que le mien », dit Dansereau en voix off, « un autre corps alors que j’en avais un ». Un corps rendu invisible par ces autres «  vues » du père, les films et les filles de ces films servant à effacer les filles de la réalité, et d’abord celle qui se demande si elle est « la fille de son père », si elle se reconnaît dans les filles de la porno, si elle est comme elles, voire si elle prend plaisir elle aussi à les regarder ? Et si, les regardant, au lieu de mourir, elle se met à exister ?

« Quand arrêterons-nous d’être invisibles ? », demande Dansereau, et alors résonne autrement la sentence de Yann Moix. Car la question concerne peut-être moins l’âge, que l’écrivain fixe comme une sorte de condamnation à mort, que la question de l’invisibilité elle-même, non seulement son refus de voir certaines femmes, mais sa manière de voir les autres – celles qu’il dit qu’il voit, et qu’en vérité il ne voit pas.

L’invisibilité des femmes qui n’ont plus 20 ans (pour le dire ainsi) est un cliché. C’est la place qu’on essaie de nous donner, l’identité qu’on tente de nous imposer (celle de femmes qui ne sont plus désirables dans le regard des hommes), alors que dans les faits, nous ne nous sentons pas forcément concernées. Ni par le mot « femme », ni par le passage des années. Celles dont on dit qu’elles sont invisibles n’ont pas nécessairement l’impression de l’être, non seulement parce que leur existence n’est pas forcément déterminée par le regard et le désir des hommes à leur endroit, mais parce qu’elles sont occupées. À travailler, à créer, à prendre soin, à réfléchir, à exister. L’aveu de Moix a peut-être moins à voir avec notre invisibilité qu’avec le peu d’intérêt qu’on trouve à ceux dont le regard devrait nous faire exister, et avec le fait qu’il ne sert à rien de nous faire la leçon – nous pouvons refuser de nous rajeunir, tout comme nous pouvons refuser d’être complice de notre disparition. C’est là que la sentence de Yann Moix et le film de Mireille Dansereau se retrouvent l’un devant l’autre, comme dans un ring.

Si d’aucun·e·s pourraient trouver, dans Vu pas vue, un commentaire et une prise de position sur (et contre) la pornographie (ou sur la représentation pornographique des femmes et de la sexualité), je préfère lire ce film de concert avec un article récent de Manohla Dargis : « What the Movies Taught Me About Being a Woman » [1]. Faisant le tour des films qui l’ont formée, qu’elle a aimés, Dargis, critique de cinéma au New York Times, fait le bilan de ce que ça veut dire de devenir une femme dans l’œil des leçons du cinéma. S’il n’y a pas de relation causale entre l’écran et le comportement des cinéphiles, précise-t-elle, reste que le cinéma nous rentre dans le corps, que ses schèmes narratifs et visuels, ses idées et idéologies laissent sur nous leurs traces.

Ainsi, Dargis fait la liste des leçons que le cinéma lui a apprises : on embrasse les femmes de force, elles ont besoin d’être punies, leur rôle est de mettre les hommes en valeur. Mais aussi : elles peuvent transcender les stéréotypes, devenir des héroïnes, être dangereuses et, surtout, elles peuvent dire ce qu’elles pensent. Dargis avoue avoir pris du temps avant d’accepter que les films soient des objets complexes, paradoxaux, et qu’il s’agit de poser sur eux un regard lucide – refuser d’être complaisante, ne l’être ni par rapport au film (et au sexisme qu’il reproduit) ni par rapport au plaisir que malgré tout on y prend. Le 30 décembre dernier, dans un autre texte, elle poursuivait sa réflexion, s’interrogeant cette fois sur ce que ça veut dire d’être une critique de cinéma dans l’après #MoiAussi. Le fait n’est pas que le sexisme lui apparaît plus clairement après Weinstein, écrit-elle, mais désormais elle refuse de passer par-dessus. Alors qu’avant elle se disait devoir accepter une certaine dose de sexisme pour pouvoir continuer à aimer les films et ne pas être en colère tout le temps, maintenant elle appelle un chat un chat et écrit noir sur blanc : l’industrie du cinéma voit et traite les femmes essentiellement comme inférieures. Ce qui fait écho aux mots de Dansereau, dénonçant ce male gaze dont on n’en peut plus d’essayer de se défaire : « Ne plus jamais être dans cette position de petite fille rabaissée, muette  » ; «  Assez d’être dans l’œil de l’autre. »

Vu pas vue est le film d’un regard incertain posé sur le cinéma et les leçons que trop souvent il contient. Car plus que de pornographie, c’est de cinéma qu’il est question, de façon générale : « Tout cinéma n’est-il pas pornographique ?  », suggère Dansereau. D’où l’importance du geste posé par l’héroïne, détruisant à la fin les bobines de film XXX qui, à elles seules, représentent toute l’histoire du cinéma et de la cinéphilie.

La critique de film qu’est Dargis se trouve tiraillée entre l’amour du cinéma et le sexisme qu’il reconduit ; la cinéaste qu’est Dansereau partage le même trouble : « Une femme qui aime a toujours mal », dit-elle en voix off, et cette affirmation tient aussi pour le cinéma qu’on aime pendant même qu’il nous blesse. D’où l’importance de s’indigner. D’où la nécessité de continuer à aimer le cinéma tout en pointant ce que le cinéma lui-même ne voit pas – et les femmes en premier, celles dont la domination est perpétuée par les films qu’elles regardent et qu’elles sont appelées à regarder de son point de vue à lui. Refuser cette injonction. Faire au cinéma ce que le film porno (et le cinéma de manière générale) fait à celles qu’il regarde : s’approcher, élargir le plan, regarder attentivement en prenant son temps pour mettre en lumière le sexisme au lieu de passer par-dessus. Continuer à aimer le cinéma, mais l’aimer en étant féministes, en jouant du féminisme comme les petites filles que Dansereau filme à la fin de Vu pas vue, en cercle sur la plage, tournées les unes vers les autres. Et existant aussi, enfin, dans son regard à elle.


[1Manohla Dargis, « What the Movies Taught Me About Being a Woman », The New York Times, 30 novembre 2018.

Thèmes de recherche Cinéma, Féminisme
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