Féminisme
Les femmes, au présent
La liste est longue des disparitions de femmes. Il faut lire le long roman 2666 de Roberto Bolano pour sentir dans son corps l’extrême violence, mais aussi la terrible mécanique des femmes éliminées à Ciudad Juárez, au Mexique ; des femmes-déchets, comme dans cette scène du long métrage de Ridley Scott The Counselor où le personnage joué par Penelope Cruz se retrouve poussé par une pelle mécanique dans une immense pile de détritus. Elle est de la même espèce que les déchets, nous dit le film, un être humain jetable.
Ce n’est pas si différent des jeunes filles humiliées et amenées au suicide par le biais d’un slut-shaming dont le dispositif premier est le téléphone cellulaire ou la caméra vidéo. On pousse les femmes vers l’image, vers leur propre image. On les encourage à entretenir cette relation impossible avec ce qu’elles voient dans le miroir. On entretient de mille façons un narcissisme malsain qui a à voir avec le regard des autres, puis on tourne la caméra sur elles, contre elles, comme une arme, un regard de Gorgone qui va les sidérer. C’est le regard des femmes sur elles-mêmes qui les fait mourir, un regard qui ne leur appartient plus, dépossédées par le monde de l’image.
Le monde de l’image, c’est entre autres Hollywood, et Hollywood ne sait plus quoi faire avec celles-ci. Comme l’écrit l’écrivaine Virginie Despentes dans un éditorial [1], le cinéma est une industrie inventée, manipulée et contrôlée par des hommes. Le cinéma est rempli de détails qui fabriquent le genre, et en particulier, ce que ça veut dire être une femme. Les femmes lisent rarement un journal, sur le grand écran, et elles sont rarement assises à ne rien faire pendant qu’un homme s’active dans la cuisine, par exemple. Elles se lavent souvent, on aime les montrer en train de s’habiller ou de se déshabiller, parce qu’on aime avant tout les voir nues. En fait, on aime les donner à voir.
Il ne s’agit pas de condamner le cinéma en bloc, dit Virginie Despentes, parce que le cinéma donne aussi des héroïnes fortes qui participent à briser les codes. Mais dans l’ensemble, quand le cinéma fait les femmes et fabrique le genre féminin, il le fait en plaçant les hommes au centre de la vie de celles-ci. D’où l’importance du test inventé par Alison Bechdel qui consiste à chercher dans un film si, quand deux femmes sont ensemble, elles parlent entre elles d’autre chose que d’un homme. Le résultat est effarant. La grande majorité des films échoue au test. Alors que le test inverse est parfaitement ridicule : les hommes parlent entre eux de toutes sortes de choses autres que des femmes. Qu’en conclut Virginie Despentes sur ce que dit le 7e art au sujet des femmes ? Que deux femmes ne peuvent pas faire avancer l’action ensemble. Celles-ci ne valent la peine d’être représentées que dans leur rapport aux hommes. C’est l’homme qui est « le verbe ». Et pour Despentes, il y a là une forme de propagande.
Poupées de cire
Les femmes disparaissent presque entièrement des écrans dès qu’elles frôlent l’âge de 40 ans. Et là aussi, la perversion consiste d’abord à bien leur faire comprendre qu’à partir de cet âge-là, elles ne méritent plus d’être vues et donc qu’elles n’existent plus, pour ensuite les humilier publiquement quand, pour survivre, elles se plient à la demande implicite qui leur est faite – ne vieillissez pas – en ayant recours à la chirurgie esthétique et à d’autres artifices. Rien n’y fait. Elles disparaîtront de toute façon. Parce qu’on veut l’actrice telle qu’elle était, non seulement avant que les années n’aient laissé de traces sur elle, mais parce qu’on aime les corps et les visages immuables, plastiques, des images sur lesquelles on peut compter. On ne veut pas d’une actrice qui change de visage. D’où le déchaînement médiatique contre Renée Zellweger et Uma Thurman, au cours des derniers mois. Accusées d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique, dénoncées partout comme étant « transformées », on aurait dit qu’elles avaient commis un crime, on aurait dit des criminelles de l’image – comme si leur corps (et en particulier leur visage) était devenu une offense. Mais de quel crime s’agit-il ? Qui a fait quoi à qui ?
Ce qui se passe à Hollywood n’est pas très différent de ce qui se passe dans le monde ordinaire. Les études abondent qui montrent la difficulté que ça représente pour les femmes de passer le cap de la quarantaine. C’est plus qu’une question superficielle, esthétique. C’est plus qu’une question d’ego et de valeur des femmes « plus vieilles » sur le marché de la séduction. Ça a à voir avec autre chose, aussi, que la question de la reproduction (on ne serait plus bonnes à rien parce qu’on ne pourrait plus faire d’enfants).
La question que je me pose c’est : qu’est-ce que ça veut dire quand on sort les femmes du temps ? Quand on refuse le vieillissement des femmes, quand on rêve de femmes arrêtées dans le temps (éternellement jeunes, dès lors pas vraiment réelles, des femmes-objets, donc, des filles en série) ? Est-ce qu’on n’est pas en train de dire que les femmes ne sont jamais véritablement des « contemporaines » ? Est-il possible d’exister, aujourd’hui, en tant que femmes, au présent ?
[1] Un texte paru dans la programmation des 15e journées cinématographiques dionysiennes, qui ont eu lieu en février 2015, sous le thème « Femmes ». Disponible en ligne.