La langue conquérante du 7e art

No 055 - été 2014

Les Québécois à Hollywood

La langue conquérante du 7e art

Claude Vaillancourt

Trois de nos plus importants cinéastes s’installent à Hollywood : Denis Villeneuve, Jean-Marc Vallée et Philippe Falardeau. D’autres suivront sans doute. Plusieurs parmi le public québécois en ressentent de la fierté, ils se réjouissent de l’intrusion de compatriotes dans la seule vraie cour des grands. D’autres y voient une grande perte pour notre cinéma national, une atteinte à la diversité culturelle.

Il n’est pas nouveau qu’Hollywood attire de grands cinéastes qui ont établi leur réputation ailleurs. On ne compte plus les réalisateurs qui ont quitté leur pays pour tenter leur chance aux États-Unis et y poursuivre une carrière glorieuse : les Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, René Clair, Roman Polanski, Milos Forman, pour n’en nommer que quelques-uns. Certains l’ont fait par choix, d’autres poussés par une situation difficile dans leur pays d’origine. Ils y ont vu d’importants avantages, des budgets de production élevés et une diffusion considérable de leurs œuvres, au prix d’une liberté créatrice souvent restreinte.

La situation aujourd’hui a cependant changé, surtout devant ce qui a prévalu pendant les Trente Glorieuses, et qui correspond à une grande expansion du cinéma d’auteur. Les cinémas nationaux, et plus spécifiquement le cinéma européen, connaissaient des heures de gloire et concurrençaient sérieusement le cinéma hollywoodien. Aujourd’hui, plusieurs de ces cinématographies se sont effondrées et la place occupée par le cinéma hollywoodien est plus grande que jamais.

Le cinéma de certains pays a cependant mieux tenu le coup, presque toujours en fonction de politiques culturelles favorables et d’un refus de suivre les lois du marché. Ce qui est le cas de la France, dont les cinéastes profitent d’un pourcentage du coût du billet de cinéma consacré à la production nationale. Les Québécois et Québécoises ont quant à eux accès à un financement public qui permet une production régulière, d’une qualité reconnue à l’étranger.

Ces systèmes ont leur part d’inconvénients. Le financement adopté au Québec engendre par exemple beaucoup de frustration, crée un effet d’entonnoir et adopte des critères de sélection qui sont inévitablement discutables. Mais notre cinéma reste dynamique et parvient à maintenir sa vitalité, malgré ses inévitables hauts et bas. Le succès n’est jamais garanti, pas plus ici qu’en France. Mais l’assurance d’une production régulière soutenue par des politiques culturelles reste la meilleure garantie de la vitalité d’une cinématographie. Surtout devant l’omnipotence de l’industrie hollywoodienne.

Le grand récupérateur

Cette dernière a un grand pouvoir d’attirer les talents des cinéastes là où ils se trouvent. Elle a tout pour y parvenir : des stars célébrissimes, une machine de production d’une remarquable efficacité et une ouverture beaucoup plus grande aux marchés mondiaux. Aller chercher des cinéastes qui ont fait leur preuve à l’étranger a un triple avantage pour les grands studios : cela permet d’éliminer des risques qui sont nécessairement plus grands avec des néophytes ; ces cinéastes sont une preuve de l’ouverture d’esprit d’Hollywood qui réalise maintenant la majeure partie de ses profits à l’extérieur de son marché intérieur ; enfin, les cinéastes étrangers talentueux étant ainsi amenés dans le giron d’Hollywood, la concurrence des cinématographies étrangères se trouve réduite.

Les cinéastes étrangers à Hollywood doivent faire le sacrifice de leur langue maternelle. Il va de soi que l’industrie ne financera pas un film en langue étrangère, d’autant plus que les films en toute autre langue que l’anglais ont des difficultés souvent insurmontables à percer sur le marché états-unien. Dans le cas d’un succès national ou international important, on préfère refaire le tournage en anglais, avec des acteurs connus du public états-unien, si on veut le faire connaître en ce pays. La plupart du temps avec des résultats peu convaincants. Le manque d’ouverture du public états-unien face aux langues étrangères vient puissamment renforcer sa cinématographie et l’usage de sa langue, à cause de l’importance incontournable de son marché.

Tout cela donne une emprise encore plus forte à l’anglais comme langue dominante du 7e art. La diversité culturelle en est profondément atteinte. Nous sommes ainsi privés de l’usage diversifié des langues, de leur musique singulière, de la véritable multiplicité de notre monde. La production cinématographique actuelle nous donne parfois l’impression que seuls les Anglo-Saxons vivent des histoires dignes d’être racontées.

Le passage à l’anglais crée souvent un virage dans l’esthétique des cinéastes : avalés par Hollywood, ils deviennent des réalisateurs comme les autres, qui se confondent dans le grand tout du cinéma hollywoodien. Peut-on imaginer Fellini, Truffaut ou Bergman dans un pareil moule ? L’intérêt pour Hollywood a aussi ses effets pervers : pour s’assurer une éventuelle reconnaissance, il se crée une pression supplémentaire pour que les cinéastes à l’étranger adoptent d’eux-mêmes une esthétique proche d’un modèle désormais incontournable.

Villeneuve et Arcand

Les carrières de Denys Arcand et Denis Villeneuve montrent bien les enjeux reliés à la récupération hollywoodienne. Tous deux se sont fait connaître par des films remarquables, tournés en français, largement diffusés dans le monde et récompensés par de nombreux prix. De pareils succès les ont rendus sensibles au chant des sirènes d’Hollywood. Le premier n’y a pas fait de percée tandis que le second s’y est rapidement distingué.

Denys Arcand n’a jamais caché son désir de réussir dans l’univers hollywoodien. Dans sa préface à Un cynique chez les lyriques de Carl Bergeron, il raconte avec humour à quel point il envie la carrière de Clint Eastwood, dont les immenses succès lui permettent de se consacrer entièrement au cinéma, contrairement à lui, qui se plaint de perdre un temps fou à faire la promotion de ses films, entre autres. Mais le cinéaste doit ses succès internationaux à des films qu’il a lui-même scénarisés, qui relèvent d’un univers qui lui est propre et qui ne se raconte qu’en français. Ses incursions dans le monde anglo-saxon se sont révélées peu satisfaisantes.

Par contre, Denis Villeneuve a gagné sa réputation avec le film Incendies, adapté d’une excellente pièce de théâtre de Wajdi Mouawad. Il est davantage un cinéaste très doué, à la recherche de bons scénarios, qu’un auteur visant à exprimer un univers particulier. Il s’est réjoui à plusieurs reprises de l’excellente qualité des scénarios qu’il reçoit aux États-Unis.

Hollywood convient ainsi beaucoup mieux à l’habile artisan qu’au cinéaste au discours particulier. Dans le transfert, Arcand a perdu son âme, tandis que Villeneuve y trouve une inépuisable source d’inspiration. Prisoners, du second, est une histoire efficace et bien ficelée, mais en même temps, un film qui ne se démarque pas de la production courante d’Hollywood, et dont le résultat final n’aurait pas été très différent s’il avait été conçu par un autre fabricant tout aussi habile. Les films d’Arcand, quant à eux, ne ressemblent qu’à eux-mêmes.

Une cinématographie fragilisée

Le cinéma québécois sort cependant perdant de la désertion de ses auteurs. Et au-delà du cas particulier de Denis Villeneuve, les Québécoises et les Québécois se trouvent privés d’un accès à des films de qualité dans leur langue maternelle, par l’exil de leurs réalisateurs parmi les plus doués. Leur passage à l’anglais ne nous permet plus de bénéficier du fascinant effet de miroir produit par des films qui se consacrent à décrire notre réalité dans toutes ses particularités et de profiter des subtilités de langage que seule peut transmettre la langue maternelle.

Notre système de production cinématographique subventionné lance des cinéastes qui se détournent de lui après en avoir largement profité. Comme s’il s’agissait de faire ses preuves ici, avant de se tourner vers la seule vraie carrière qui assure à la fois la gloire et la grande réussite financière.

Le cinéma québécois n’est pas le seul, loin de là, à subir ce genre de perte. L’affaiblissement marqué des cinématographies nationales en cette ère néolibérale est l’une des plus grandes pertes culturelles aujourd’hui. Celles qui résistent – et on le voit aussi bien en France qu’au Québec – se voient elles aussi menacées par une puissante force d’attraction vers l’anglais qui ne cesse jamais d’agir (et qui mène parfois à des choix injustifiables et malheureux, telle l’adaptation cinématographique en anglais du roman L’amant de Marguerite Duras).

L’anglais est désormais si puissant que les titres des films en langues étrangères sont traduits dans cette langue uniquement, pratique économique du point de vue du marketing, mais qui demeure une profonde absurdité. La traduction n’a plus désormais qu’un seul sens, vers la langue dominante.

Heureusement, dans le cas du Québec, de nouveaux cinéastes talentueux apparaissent régulièrement, et le départ des anciens donne un peu plus de place à la relève, dans un système très engorgé. Mais à laisser nos cinéastes accomplis voguer à l’étranger dès qu’ils remportent un succès est inquiétant et montre une fois de plus à quel point notre culture demeure grandement fra­gilisée.

Thèmes de recherche Cinéma, Arts et culture, Etats-Unis
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