L’islamophobie : fantasme ou réalité ?

No 055 - été 2014

Analyse du discours

L’islamophobie : fantasme ou réalité ?

Version intégrale d’un article du no 55

Jacques Pelletier

Nous diffusons en ligne la version intégrale d’un article de Jacques Pelletier que l’on retrouve dans notre numéro de juin 2014.

Le débat sur la Charte est derrière nous. Et il demeurera vraisemblablement à l’arrière-plan de la scène sociale et politique durant quelque temps, nous accordant le loisir de réfléchir à ce qu’il a révélé tout en cherchant à le masquer publiquement : la montée d’une certaine intolérance à l’autre, en particulier lorsqu’il prend la figure du Musulman ou de ce qui est perçu comme tel, à tort ou à raison.

Le phénomène n’est pas propre au Québec, on le retrouve depuis quelques années dans la plupart des sociétés occidentales, apparemment bousculées par l’arrivée massive d’une population immigrante de type nouveau. Contrairement aux vagues précédentes, composées très largement de populations pauvres mais occidentalisées – grecque, irlandaise, italienne, polonaise, etc. –, les nouveaux contingents proviennent pour la plupart du tiers monde, notamment d’Afrique et d’Asie, et partagent des valeurs culturelles et des croyances substantiellement différentes de celles des sociétés d’accueil. Elles apparaissent du coup étrangères à plusieurs qui développent de la méfiance, et parfois de l’hostilité, à leur endroit qui pourra prendre la forme de la xénophobie, et plus spécifiquement encore de l’islamophobie, sa variante actuellement la plus répandue. Comme comprendre cette hostilité diffuse et la combattre ?

« L’identité malheureuse » des sociétés occidentales contemporaines

Si l’on en croit Alain Finkielkrault  [1], maître à penser des intellectuels nationalistes conservateurs du Québec, dont au premier chef l’ineffable Mathieu Bock-Côté, les sociétés occidentales, de culture chrétienne, connaîtraient depuis quelques années une véritable dislocation, perdant peu à peu leurs repères moraux et leurs références culturelles, voire leurs quartiers abandonnés aux nouveaux barbares des banlieues, aux mœurs étranges, témoignant de ce qu’il appelle pudiquement une « discordance des usages », elle-même révélatrice d’une « crise de l’intégration » dont la querelle de la laïcité apparaît comme un symptôme. Ce que l’on pourrait également affirmer, mutatis mutandis, du débat québécois récent, redoublant, sur un mode légèrement moins agressif, l’exemple français.

Finkielkraut évoque les grandes lignes de la controverse apparue au tournant des années 1990 dans la société française. Au terme de ce que l’on a qualifié de premier débat du voile, qui fait rage en 1989, la majorité adopte une position d’ouverture. Il n’est pas question alors d’exclure de l’école des étudiantes pour le port de signes religieux ostentatoires. La laïcité reconnue et promue, c’est celle des institutions et des enseignements, et elle n’implique pas l’interdiction des manifestations de croyances. Cette position connaîtra cependant une inflexion décisive au moment de la tenue en 2003 de la commission Stasi sur la laïcité qui, au vu de ce qu’elle estime être une montée des communautarismes, préconise à la quasi-unanimité, au nom des valeurs républicaines, une interdiction totale des signes religieux à l’école, qui sera sanctionnée par une loi au printemps 2004.

Finkielkraut est d’autant plus d’accord avec cette nouvelle loi qu’il s’était opposé avec d’autres intellectuel·le·s, dont Elisabeth Badinter et Régis Debray, à l’ouverture intervenue quinze ans plus tôt. Les opposants au nouveau régime scolaire se réclament, selon lui à tort, des « droits de l’Homme » et considèrent l’interdiction comme un abus de pouvoir qui menace la liberté des personnes, promue comme une valeur fétiche de l’école moderne devenue laxiste, peu exigeante intellectuellement, indisciplinée, incapable de faire face au désordre dans les classes, pliant devant le nouveau sujet/roi qu’est devenu le « jeune » d’aujourd’hui, abusivement sacralisé. Le retour à la stricte laïcité républicaine qu’il prône s’inscrit pour sa part dans un projet de restauration du modèle classique de l’école et plus largement de l’ordre moral qu’il s’agit de réaffirmer vigoureusement dans une société en voie de délitement aggravé.

Finkielkraut apporte sa note d’originalité en défendant cette restauration au nom de la « galanterie française », spécificité nationale qu’il conviendrait aussi de réhabiliter. Rappelant en tremblant d’émotion la France des salons fréquentés par les beaux esprits, où se déployait dans le faste l’art de la conversation entre gens intelligents, c’est au nom de la reconnaissance du « tribut de la féminité » qu’elle implique qu’il rejette aussi le port de signes et de vêtements qui dissimulent le corps de la femme. Et il soutient même que si la violence mâle et machiste des banlieues tient pour une part à l’exclusion sociale, il faut la comprendre aussi comme une conséquence de « l’exclusion de la féminité », de l’interdiction qui est faite aux hommes d’être galants dans ces quartiers. Quant au port du voile, il encouragerait, de manière passive, cet interdit de galanterie, un certain art de vivre qui renvoie lui-même à une « identité commune » en processus d’éclatement sous le poids de la fameuse « discordance des usages ».

Cet argument parfaitement réactionnaire, anachronique, formulé par un gentilhomme à l’ancienne égaré dans un siècle dans lequel il ne se reconnaît plus, vise à conjurer ce qu’il appelle le « vertige de la désidentification », le spectre de la disparition de la « communauté organique », naguère célébrée par Barrès, et qui suscitait des sentiments « d’appartenance racialisée » fondés sur un fort déterminisme géographique et historique. Conception qui comportait des dangers, admet Finkielkraut, comme l’a bien montré l’affaire Dreyfus, Barrès ne pouvant voir le capitaine juif autrement que sous l’aspect d’un être sans attaches, « différent de nous », étranger et traître par nature, potentiellement et réellement. Il reconnaît donc qu’il y a des « démons » qui constituent l’ombre portée de « l’identité commune », sources possibles de dérives à éviter et il affirme que la rupture avec Barrès, en ce qui le concerne, est « totale » dans la mesure où sa doctrine, poussée à l’extrême, peut conduire à la Shoah.

Ce n’est toutefois pas cela qui retient surtout son attention, mais la vision plurielle et cosmopolite de la société qui aurait évacué et remplacé aujourd’hui la vieille appartenance nationale au nom de la diversité et de l’inclusion. Cette représentation, qui tend, selon lui, à devenir dominante, refuse la distinction du Nous et du Eux, du Même et de l’Autre, comme fondement d’une « identité nationale » désormais évanescente et survalorise une « France de métissage » s’appuyant sur un refus, voire une « haine de la maison natale » et de ce qu’elle laisse en héritage.

C’est à ce destin de dépossédés volontaires que conduit le processus inexorable, pour reprendre son expression, de dislocation et d’atomisation en cours. À son terme, les Français majoritaires vont se sentir « devenir étrangers sur leur propre sol. Ils incarnaient la norme, ils se retrouvent à la marge », note avec effroi Finkielkraut qui décrit son pays comme une véritable auberge espagnole, envahie par des étrangers qu’on n’arrive plus à assimiler, à intégrer, qu’on peut au mieux inclure dans leur différence et leur étrangeté.

Seules la loi, la morale et l’école républicaine pourraient peut-être permettre d’éviter ce danger qui se profile sur un proche horizon. À condition que l’on tienne encore à la singularité de la culture française et de l’héritage qu’elle constitue, ce qui ne lui pas paraît pas acquis dans le contexte de la mondialisation actuelle et des bouleversements qui l’accompagnent, dont l’affirmation de l’islam n’est pas le moindre. Cela dit, l’auteur, inconscient des relents ethnicisants et xénophobes de son discours, rejette la thèse de l’islamophobie comme relais contemporain de l’antisémitisme en tant que rejet de l’autre fondé sur des préjugés culturels, sinon sur l’appartenance raciale : l’interdiction des signes religieux, et donc de ceux de l’islam, relèverait du pur devoir civique, de la morale laïque, et non d’une hostilité explicite ; elle s’inscrirait dans une volonté de protéger une identité nationale commune et de manière plus globale un type de civilisation menacé par la montée des communautarismes, autres que le sien propre bien sûr.

Affronter l’intolérance et la xénophobie : un point de vue libéral

Comment combattre cette méfiance de l’autre qui peut aisément se métamorphoser en refus sournois et en rejet hostile ? C’est la question à laquelle se confronte Martha C. Nussbaum  [2], pour qui la xénophobie trouve ses racines d’abord dans l’angoisse et la peur qu’elle sécrète aussi bien sur le plan personnel que politique.

Comme Iris Murdoch, qu’elle cite en exergue de son livre, elle estime que l’angoisse est, d’abord et avant tout, « la caractéristique de l’être humain » soucieux de la « protection de son ego  ». C’est le postulat fondamental d’une analyse foncièrement libérale et individualiste. Elle dédie d’ailleurs son ouvrage à Arnold Jacob Wolf, un intellectuel juif libéral, engagé tant sur le plan religieux que social et qui aurait beaucoup compté dans son parcours à la fois philosophique et proprement religieux. C’est donc à partir de cet éclairage qu’il faut saisir et comprendre son interprétation de ce qu’elle juge être de l’intolérance à l’endroit des religions, dont l’islamophobie qu’elle reconnaît d’entrée de jeu, contrairement à Finkielkraut.

Son approche, qui relève de la philosophie éthique, repose sur trois piliers : d’abord le principe du respect dû à tous les citoyens, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent ; ensuite le recours explicite à une pensée critique questionnant les vérités dominantes et leurs présupposés ; enfin une « empathie » réelle pour autrui, ce qu’elle appelle un « regard interne » permettant de voir le monde à partir du regard de personnes différentes sur le plan ethnique et/ou religieux.

C’est cette perspective foncièrement humaniste qui guide son évocation des divers aspects que présente la montée de l’intolérance religieuse : les préjugés anciens contre les catholiques aussi bien que la méfiance à l’endroit des mormons et des témoins de Jéhovah aux États-Unis et plus récemment, après l’attentat contre les tours de New York en 2001, à l’égard des musulmans ; les craintes, parfois paniques, de la burqa, du tchador et même du simple foulard un peu partout en Europe, accompagnant et favorisant le surgissement et l’expansion de plusieurs partis d’extrême droite ouvertement xénophobes. Ce rejet serait d’autant plus exacerbé sur le vieux continent que « l’identité nationale » y serait plus forte, reposant sur une homogénéité linguistique, culturelle et religieuse plus grande que celle que l’on retrouve aux États-Unis et sur une histoire et une tradition inscrites dans un passé qui continue de peser lourd sur le présent.

Dans cette optique, l’intolérance reposerait d’abord sur la peur, une émotion irrationnelle, narcissique, visant à protéger le soi comme identité propre, menacée par la différence d’autrui interprétée comme une attitude de refus de soi et donc d’hostilité. C’est de cette crainte de l’autre, perçu comme un danger, que provient le rejet, un rejet de nature instinctive et viscérale et qui s’alimente des représentations en formes de préjugés qui circulent dans l’espace social, médiatique et politique.

Pour combattre cette intolérance, Nussbaum compte sur la force d’un contre-discours qui rappellerait l’égalité de tous et toutes et qui, à partir de là, s’attacherait à déconstruire l’argumentaire sous-jacent aux clichés et idées reçues qui nourrissent les préjugés. À ce titre, elle estime que les Américains sont sur la bonne voie en accordant une reconnaissance de principe absolue à la liberté de conscience et de religion. Reconnaissance qui repose elle-même sur une valeur centrale : la conscience des individus y prime sur la volonté générale et sur celle de l’État. Ce qui ne serait pas le cas en Europe, et surtout en France où dominerait la logique républicaine, avec les contraintes et les limitations qu’elle implique.

Dans cette perspective, la liberté de chacun n’a guère d’autre limite que celle imposée par le respect des droits estimés fondamentaux : droit à la vie, à la santé, à l’intégrité corporelle, etc. C’est ainsi qu’elle défend longuement et vigoureusement le droit de porter la burqa dans l’espace public au nom de la liberté de religion en invoquant même sa propre expérience vestimentaire dans une situation qui requérait de revêtir un habillement s’apparentant justement à la burqa ! Cette expérience lui aurait apparemment permis de mieux comprendre celles qui portent ledit vêtement… Pour utiliser une expression familière, disons que le principe de liberté absolue de religion encourage ici à pousser le bouchon un peu loin et que l’argumentation, très circonstancielle et anecdotique, à la limite du ridicule, ne convainc guère.

C’est à ce genre de raisonnement, échappant au sens commun, que mène la logique individualiste libérale, couplée à une survalorisation du « regard interne » nourri par « l’imagination participative » et qui conduit à ce que l’auteure, elle-même portée par la foi, appelle un « comportement charitable ». Sans doute, mais est-ce la meilleure façon de comprendre et d’analyser des comportements sociaux, fondés idéologiquement, détachés ainsi de tout ancrage social et historique et réduits à des problèmes de perception, modifiables par une meilleure connaissance et une éducation plus ouverte ? Pour vaincre la politique de la peur, objectif que s’assigne explicitement Nussbaum, il faudra vraisemblablement autre chose que des bons sentiments.

Comprendre et agir sur le terrain social et politique

À cette approche humaniste, libérale, voire culturaliste de l’intolérance et de l’islamophobie, Abdellali Hajjat et Morwan Mohammed opposent, dans leur livre consacré au « problème musulman » fabriqué par les élites françaises  [3], une perspective d’abord sociale et historique, contextuelle et conjoncturelle, profane davantage que crypto religieuse. Il s’agit d’un ouvrage ambitieux, proposant à la fois une réflexion théorique sur la question, une étude du « cas français » et un récit de la genèse historique d’un phénomène qui ne date pas d’aujourd’hui : il mériterait par conséquent un long commentaire. Je me bornerai ici toutefois à évoquer ses principales propositions et les pistes d’action qui s’en dégagent.

Il s’agit d’une réalité complexe, c’est ce qu’il faut d’abord noter. L’islamophobie présente une dimension idéologique : elle fait l’objet d’une mise en discours à prétention argumentative, fondée sur des préjugés relevant de la xénophobie ouverte ou larvée. Elle donne aussi lieu à des pratiques discriminatoires de plusieurs natures, des remarques désobligeantes aux insultes et aux agressions physiques en passant par des exclusions de divers ordres, dont un accès différentiel au logement entre autres, qui explique largement la formation des ghettos dans les banlieues des grandes villes.

Comment rendre compte de cette réalité complexe et polymorphe ? La notion d’islamophobie renvoie d’abord à une religion spécifique : l’islam qui est porté, si l’on peut dire, par des populations singulières, indiennes et pakistanaises en Angleterre, arabes en France. Populations qui se distinguent par leurs convictions religieuses, mais aussi par leur composition ethnique, leur culture perçue comme communautariste, différente de la culture majoritaire, et leur statut d’immigrés, donc de minoritaires dans la société d’accueil dans laquelle elles sont plus ou moins intégrées.

Avant de proposer leur définition de la notion, les auteurs évoquent dans un premier temps la réalité des pratiques. Il est clair pour eux, au vu des nombreuses enquêtes et recherches sur les comportements discriminatoires, que les manifestations d’hostilité à l’endroit des minorités ethniques, après avoir connu un certain recul durant les années 1990 et 2000, font l’objet d’une nette remontée au cours des dernières années  [4], favorisée par la médiatisation spectaculaire et la politisation d’un certain nombre d’incidents : les éruptions de violence dans certaines banlieues, les prières dans les rues, les menus « halal », incidents apparemment révélateurs d’un islamisme intégriste qui se répandrait comme une tache d’huile et qui fait peur. Si bien que dans un certain imaginaire, les Arabes en viennent à remplacer pour plusieurs les juifs comme figures du Mal et du coup comme possibles boucs émissaires. Ils deviennent l’incarnation hyperbolique de la figure de l’Autre, différent non seulement sur le plan religieux, mais sur le plan culturel et par suite difficilement intégrable. Les discriminés, eux, composent au mieux avec la situation, ils encaissent le coup, « font avec », se résignent parfois à un destin que semble dicter leur foi et auquel ils se soumettent. C’est le prix à payer pour une certaine intégration, avec le stress psychologique et les ennuis de santé que cela comporte.

En somme, ils deviennent un « problème » et un fardeau. Bien entendu, il ne s’agit pas là d’une réalité inédite. L’islamophobie, ou du moins sa désignation, contrairement à ce que certains soutiennent, n’a pas été inventée par les mollahs iraniens au moment de la révolution islamiste dans ce pays. Elle a une origine beaucoup plus lointaine qui remonterait, selon Hajjat et Mohammed, aux orientalistes du début du XXe siècle, qui la définissent alors par opposition à la notion d’islamophilie, préférence affichée pour les musulmans, qui, métamorphosée en son contraire, devient l’hostilité que recouvre désormais la nouvelle désignation d’islamophobie. Celle-ci, par extension, peut renvoyer aussi aux préjugés religieux du temps des Croisades, socioculturels des conquêtes coloniales et à certaines contributions savantes d’orientalistes représentant l’islam comme une civilisation inférieure. La réalité immédiate se profile ainsi dans la longue durée qui explique en partie certaines de ses caractéristiques actuelles.

Ce qui est nouveau toutefois, c’est que cette hostilité ne s’autorise pas (ou plus guère) du racisme biologique que l’on retrouvait au fondement des idéologies fascistes et nazies et dont les juifs ont surtout fait les frais. Elle est de type culturel, elle s’en prend davantage à un style de vie et aux croyances qui la légitimeraient qu’à des traits physiques et biologiques. Et elle se méfie, voire rejette, les groupes qui y sont associés, dont les Arabes en France, sauf ceux qui adoptent sans réserve le modèle républicain proposé comme fondement de l’identité commune et d’un vivre ensemble harmonieux.

Au terme de leur réflexion, Hajjat et Mohammed considèrent que l’islamophobie est ainsi le produit d’un processus complexe de « racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane » dont les modalités varient selon les contextes nationaux. Altérisation ? Transformation de l’autre en étranger plus ou moins hostile, c’est certain. Racialisation ? C’est plus discutable tant cette caractérisation se fonde d’abord sur l’exercice de pratiques religieuses et culturelles, réelles ou présumées. Il reste que ce type d’intolérance désigne bien une catégorie sociale – arabo-musulmane en France – de manière essentialiste, comme un bloc monolithique indépendamment des allégeances individuelles de ses membres et qu’il les représente à partir d’une vision largement fantasmatique, comme c’était le cas pour les juifs naguère.

En France, cette fabrication du « problème musulman » a été liée à la gestion de l’immigration postcoloniale et il a été posé historiquement par rapport à une norme d’« homogénéité nationale » à laquelle la présence arabo-musulmane semblait contrevenir. Dans une perspective d’homogénéisation et de cohérence nationales, est-il possible de faire de ces citoyens improbables de bons Français, de véritables compatriotes ? Pour certains, cela était et demeure impossible : les arabo-musulmans ne sont pas intégrables, sauf exception, alors que d’autres estiment le contraire et pensent qu’il appartient à l’école républicaine et laïque d’accomplir cette mission. C’est cette position que défend à sa manière singulière Finkielkraut et que reprennent avec des variantes les élites politiques tant de gauche que de droite, unies dans leur reconnaissance du « problème musulman », à travers laquelle ils rivalisent avec l’extrême droite en se situant sur son terrain.

L’islamophobie, qu’elle soit agressive ou larvée, n’est pas reconnue par tous, tant s’en faut. Elle fait l’objet de dénis, notamment chez ceux et celles qui critiquent la religion musulmane et ses pratiques considérées arriérées et répressives, notamment à l’endroit des femmes. C’est notamment le cas de certains militants laïques et anticléricaux pour lesquels elle est recouverte par la critique nécessaire de la religion. C’est le cas de certaines féministes invoquant la défense de l’égalité hommes/femmes comme principe de leur rejet. C’est aussi le fait de certains organisations antiracistes, très sensibles à l’antisémitisme mais moins à l’islamophobie qui ne lui apparaît pas de même nature, relevant davantage de l’intolérance que du racisme à proprement parler.

L’islamophobie, tant comme réalité que comme notion, fait donc l’objet d’un débat social et politique, intense, très conflictuel, dans l’espace public de nos sociétés contemporaines.

Comme réalité, il faudra toutefois davantage que des vœux pieux et des interventions individuelles pour la faire reculer. Et les lois républicaines et les projets de Charte, qui privilégient la voie juridique, n’y parviendront vraisemblablement pas non plus.

C’est une question qu’il faut affronter sur le terrain social, celui de l’intégration effective dans le monde du travail et dans celui des conditions de vie : l’école, le logement, l’accès aux loisirs et à la culture. Cela nécessite une politique résolue, avec des exigences et des mesures concrètes pour les atteindre. Et c’est une affaire de temps. L’intégration est un processus de longue durée, qui se déroule à travers la succession des générations. On ne voit pas pourquoi il n’en irait pas de même pour l’immigration arabo-musulmane sauf à considérer celle-ci, par essence et par nature, non intégrable. Et qui en est alors le juge ?


[1Alain Finkielkrault, L’identité malheureuse, Paris Stock, 2013.

[2Martha C. Nussbaum, Les religions face à l’intolérance, vaincre la politique de la peur, Paris, Climats, 2013.

[3Abdellali Hajjat, Morwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, Éditions La Découverte, 2013.

[4Ce que confirme le dernier rapport de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme en France, selon lequel 9 % des Français se disent « plutôt racistes » alors que 26 % avouent l’être « un peu ». Sa présidente, Christine Lazerges, explique par ailleurs, dans une entrevue au journal L’Humanité, en date du 14 avril 2014, que le racisme biologique « a en partie cédé la place à un racisme culturel  » et que les « boucs émissaires du moment sont les arabo-musulmans et les Roms  ».

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