Dossier : L’assaut contre les retraites
Protéger le bien commun
La gauche politique et économique prétend défendre le bien commun alors que la droite plaiderait d’abord en faveur de l’intérêt individuel. Malheureusement, l’appel à ce bien commun est trop souvent incantatoire et désincarné : ses contours empiriques semblent bien flous. Favoriser un régime de retraite public permet à la fois d’identifier concrètement une instance empirique du bien commun et d’en faire un cheval de bataille concret.
Car en effet, nul n’est contre la vertu. Personne ne s’opposerait à la défense du bien commun. Hélas, comme la vertu, voilà un mot creux, sinon un mot fourre-tout qui peut vouloir dire, justement, tout et n’importe quoi. Ce me semble d’autant de plus en plus vrai qu’on s’éloigne de la solidarité nécessaire à sa promotion comme objectif politique.
Dans les 40 dernières années, l’idéologie conservatrice et/ou néolibérale a gagné tranquillement mais sûrement le terrain médiatique et a insidieusement infiltré les esprits. Une intériorisation qui rend de plus en plus difficile le combat pour la préservation du bien commun, voire pour entretenir la foi en sa réelle nécessité.
Une distribution de la richesse en panne
Le milieu des années 1970 marque définitivement un tournant dans l’histoire moderne des sociétés occidentales ou industrialisées. Les Trente Glorieuses (1945-1975) sont chose du passé. Ces trois décennies d’après-guerre qui ont vu naître la classe moyenne, se concrétiser l’American Dream et où le salaire des travailleurs et des travailleuses accaparait une juste part des gains de productivité est désormais révolue. S’ensuivent quatre décennies d’un développement économique désolidarisé et marqué par la montée de l’individualisme et du repli sur soi.
Ces dernières décennies sont effectivement caractérisées par le délitement du lien économique et social induit par la montée du conservatisme économique, politique et moral. Depuis 40 ans, les revenus réels des Canadiens et Canadiennes n’ont pas augmenté. Cela signifie que si vous avez commencé votre carrière au milieu des années 1970, grosso modo au début de la vingtaine, vous êtes aujourd’hui à l’aube de votre retraite sans avoir accru vos revenus. Tout simplement parce que la hausse des salaires n’a couvert, en moyenne, que l’inflation. Laquelle, incidemment, malgré des taux globaux relativement bas, a augmenté de manière importante ces dernières années pour les biens de première nécessité (alimentation, logement, transport). Parallèlement, puisque l’enrichissement individuel est hors de portée, les ménages recourent au crédit afin de s’assurer au moins l’illusion d’une meilleure qualité de vie. Conséquence : le taux d’endettement des familles atteint des sommets records : 164 % du revenu disponible, pour 2013.
Ajoutons à cela la précarisation croissante du marché de l’emploi. En 2013, l’économie québécoise a détruit 55 000 emplois à temps plein alors qu’elle en créait 59 000 à temps partiel. Une tendance que l’on observe depuis au moins une quinzaine d’années, tout comme la perte de terrain de la couverture des travailleuses et des travailleurs à leur retraite. À ce jour, c’est 30 % des salarié·e·s québécois·es qui n’ont pas de couverture à la retraite, mis à part les régimes que nous pourrions qualifier de survie que sont la Pension de la sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti – les deux offrant un revenu bien en deçà du seuil de pauvreté.
Le passé se place sous le signe de la stagnation, le présent, celui de la précarité et le futur, de l’incertitude.
Délitement de la société
Comment, dans ce contexte, pouvons-nous individuellement défendre le bien commun, une action qui implique la participation individuelle au collectif, comme l’entendait Thomas d’Aquin, qui fait en sorte que tout un chacun fait preuve de bonté envers sa communauté ? Devant l’incertitude, la précarité et l’absence de bénéfice à l’effort collectif, l’action collective semble être hors de portée. La recherche de la vie bonne, que garantirait un contrat social basé sur la défense du bien commun, ou à tout le moins sa construction, s’effondre devant cet étiolement des liens sociaux.
Il serait présomptueux de ramener l’état actuel des travailleuses et des travailleurs, des familles, des chômeuses et des chômeurs à l’état de nature décrit par les penseurs libéraux. Et pourtant. N’y a-t-il pas quelque chose de notre vie contemporaine de l’état de nature décrit par Hobbes ? Cette existence « solitaire, misérable, difficile, sauvage et brève » ? Sans prétendre que nous sommes revenus à l’état de nature, il n’en demeure pas moins que notre abandon collectif de cet idéal de vie commune visant une vie meilleure, bonne, s’en approche.
La privatisation de la planification à la retraite en participe. Les campagnes de marketing visant à favoriser les véhicules financiers privés (comme les REER, par exemple) affaiblissent le lien collectif. Exit la solidarité intergénérationnelle et intragénérationnelle. Bienvenue le quant-à-soi. Mais étant donné le peu de possibilités de liberté économique que nous avons, comment cela peut-il être cohérent avec notre réalité ? Nous ne nous enrichissons pas, nous nous endettons et il faudrait que nos décisions individuelles nous sauvent de ce marasme ?
Cette privatisation de la retraite portée par le conservatisme économique et le néolibéralisme ambiants trahit pourtant les fondements mêmes du libéralisme porté par Locke, Hutcheson, Hume et Smith. Que nous dit Locke ? Que nous sommes d’abord et avant tout « propriétaires » de notre propre personne ; que cette propriété ne doit être, en aucune circonstance, aliénée par un pouvoir coercitif. Par extension, les individus sont légitimement propriétaires du fruit de leur travail, puisque c’est leur corps et leur esprit qui le produit. Ainsi, la vie matérielle et la vie économique permettent la liberté par la souveraineté du travail humain.
Or, ce travail n’est pas que le travail monétisé, passé par la moulinette du marché. Nombre de contributions à la vie matérielle ne sont pas médiatisées par l’échange marchand : le bénévolat, le travail à la maison, l’autoproduction. Celles-ci permettent l’épanouissement individuel par leur participation à la vie matérielle qui n’est pas nécessairement économique. À cet égard, tous les citoyens et toutes les citoyennes sont au centre de la vie collective et sont en mesure de créer les arrangements institutionnels, au sens d’Elinor Ostrom, qui leur garantissent leur épanouissement et leur droit à la vie bonne. C’est la raison pour laquelle les régimes de retraite sont un bien commun : ils ne devraient pas appartenir qu’aux travailleurs et travailleuses, mais à quiconque participe à la vie matérielle de nos sociétés.
La principale menace au contrat social libéral est donc la privatisation du bien commun. Un des moteurs les plus forts de cette privatisation est la financiarisation de l’économie. La sphère financière représente présentement 10 fois l’économie réelle alors qu’il y a à peine 20 ans, elle ne pesait que pour 2,6 fois la production de biens et de services. La valeur des produits dérivés a été multipliée par 125 pendant la même période.
De la vertu des régimes de retraite publics et collectifs
C’est le triomphe absolu et sans bornes de la finance sur la vie économique et matérielle que nous observons. Le capitalisme avancé atteint ainsi son apogée par la financiarisation de toutes choses, qui entraîne la privatisation symbolique de toutes relations sociales. L’impact est direct : la sphère privée, magnifiée, montre ses limites immédiates. Les régimes personnels de retraite ont eu un rendement moyen de l’ordre de 2 % ces dernières années alors que celui des caisses de retraite publiques a été de 6 %.
De nombreuses motivations économiques militent en faveur des régimes publics et des régimes collectifs à prestations déterminées – lesquels garantissent non seulement une rente, ce qui n’est pas le cas des régimes à cotisations déterminées, mais aussi efficacité, expertise et économies d’échelle. Ces régimes collectifs mutualisent et nivellent le risque à long terme, ce qu’un individu seul ou un ménage ne peuvent faire. Privatiser le contrat social en s’en remettant aux régimes privés individuels (ou collectifs, mais à cotisations déterminées et de plus en plus sans participation de l’employeur) érode le lien de solidarité sociale qui présuppose l’interdépendance de tous envers chacun. L’individualisation de l’épargne-retraite renie ce principe et nous éloigne d’une société juste.
À l’heure du tout au marché, de l’individualisme débridé et du peu de souci qu’on se fait pour notre avenir collectif (à tous les niveaux), les régimes publics de retraite, avant tous les autres, ne constituent pas uniquement des outils financiers pour assurer la sécurité économique des citoyennes et citoyens : ils participent d’un véritable projet politique. Si resserrer le filet social coûte cher à court terme, cela est rentable et efficace économiquement à long terme, tout en proposant aux citoyen·ne·s un contrat social intergénérationnel basé sur une plus grande solidarité sociale, économique et politique. Il importe donc de défendre les valeurs morales et collectives de ces régimes bien avant leurs caractéristiques économico-financières qui, de toute façon, militent en leur faveur. Et c’est avant tout cela, militer en faveur du bien commun.