Éditorial du no 55
La conversation démocratique menacée
Quand des scientifiques en blouse blanche manifestent devant le Parlement à Ottawa, quand des chefs d’antenne de Radio-Canada écrivent une lettre ouverte dans les médias parce qu’ils sont inquiets, on a de bonnes raisons de penser que tout ne tourne pas rond.
Ce que nous considérons comme attaqué, en fait, c’est le débat démocratique, un vaste échange qui porte sur la vie politique et auquel tous les citoyens et citoyennes sont conviés. Bien que ce débat se manifeste souvent par des conflits sociaux ou des luttes populaires, il peut également prendre la forme d’une discussion éclairée, composée d’échanges de faits et d’arguments. Idéalement, ce débat devrait mener à des décisions auxquelles une vaste majorité se rallierait et qui respecteraient le droit à la dissension.
Quelles sont les conditions nécessaires pour qu’il puisse y avoir de tels débats ?
Il faut d’abord et avant tout des gens bien informés, capables de formuler des arguments, d’échanger et de comprendre les faits. Or, depuis plus de 30 ans, on a martelé le cerveau des citoyen·ne·s avec des arguments économiques supposés être toujours décisifs. On a ainsi relégué le politique au second plan. Notre vie en société suit désormais un scénario fataliste dans lequel des théories économiques sont présentées comme des dogmes, des faits inéluctables auxquels on ne peut rien opposer. Et cela, tant au Québec qu’au Canada.
Un travail de sape délétère
Revenons sur quelques exemples récents suggérant que cette conversation démocratique est gravement menacée.
* Radio-Canada a été victime de suppressions de plus de 2 000 postes depuis cinq ans, et le saccage se poursuit. Ce faisant, on impose une dynamique marchande bien loin de refléter sa mission propre, qui est justement de contribuer à cette conversation démocratique, de proposer une programmation qui n’est pas subordonnée à la quête du profit et à la hausse des cotes d’écoute, mais à la volonté d’aborder des enjeux en profondeur et avec intégrité.
* Par ailleurs, et avant même que l’on entreprenne de discuter des éventuelles décisions relatives au projet de société du gouvernement libéral nouvellement élu à Québec, on nous assène un rapport « d’experts » recommandant des compressions de plusieurs milliards de dollars dans les finances publiques. Ces recommandations étaient, avant même leur publication, connues et prévisibles. Elles s’appuient sur la caution imparable et autoritaire d’« experts » pour empêcher cette conversation démocratique. Un·e expert·e, prétend-on, ne lance pas un débat politique ; il ou elle prend des décisions « techniques » qui découlent simplement de sa froide analyse de la « réalité ». Qui sommes-nous, nous simples citoyen·ne·s, pour contester les recommandations de ces personnes ?
Or, quand on prête une attention minimale aux faits, on se rend rapidement compte que l’austérité budgétaire ne fonctionne pas. Bien que celle-ci soit maintenant ouvertement remise en question par le Fonds monétaire international parce qu’elle entraîne les pays dans un cercle vicieux de stagnation économique, elle nous est néanmoins imposée avec une conviction quasi religieuse et une violence croissante. Ces mesures d’austérité, que l’on présente comme largement indiscutables, sont par ailleurs à terme autant de limitations à la conversation démocratique. Les moyens préconisés risquent fort, éventuellement, de limiter sérieusement la capacité de nombreuses personnes à prendre part à ces échanges.
* Enfin, il ne faut pas oublier cette attaque directe faite par le gouvernement Harper à la science et à la possibilité qu’elle a de nous éclairer par des faits. La Société royale du Canada a été fondée il y a 130 ans par un acte du Parlement. On avait alors compris la nécessité d’un dialogue entre le gouvernement, qui élabore les politiques publiques, et les scientifiques. Pour que cette relation fonctionne, les scientifiques ont le devoir de communiquer leurs découvertes à l’ensemble de la communauté. En juin 2013, un sondage montrait que près de 25 % des scientifiques à l’emploi du gouvernement fédéral affirment qu’on leur a demandé d’omettre de l’information ou de la modifier pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la science. En outre, 90% d’entre eux ne se sentent pas libres de parler de leurs travaux aux médias.
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Quand on fait la synthèse de ces trois cas récents, on constate que
c’est l’élaboration de politiques publiques fondées sur la recherche rationnelle d’informations et de preuves qui est ici en jeu. Et il suffit de penser au problème du réchauffement climatique pour mesurer le péril que court la démocratie à se priver de la lumière des faits et de la science. Cette négligence n’est pas accidentelle et crée un statu quo en faveur des puissants. Notre système économique se maintient désormais par le sacrifice de la quête, humble mais acharnée, de la vérité, et donc du débat démocratique.
C’est pour cette raison qu’on voit aujourd’hui des journalistes, des scientifiques et même des étudiant·e·s en économie (qui ont lancé, le mois dernier, un « Manifeste pour une économie pluraliste »), nouveaux laissés pour compte du capitalisme du 21e siècle, se lancer dans la lutte. Souhaitons-leur la bienvenue parmi nous et appuyons-les de tout cœur.