Politique
Le concert des « ténors souverainistes »
La « débâcle » du Parti québécois aux dernières élections a fourni l’occasion d’un bilan spontané de la part de plusieurs « ténors souverainistes », qui se sont épanchés bien volontairement à la demande des médias sur la question du destin du projet d’indépendance. Leur constat est double.
D’abord, le PQ est peut-être le « parti d’une génération », celle-ci n’a pas réussi à transmettre le « goût du pays » à la génération suivante, les jeunes tiennent leurs « droits individuels pour sacré », ils se méfient des « grandes idéologies » et militent « à la carte », sont plus attirés par des questions comme « l’écologie » et le « rôle du Québec à l’international ». « Les jeunes ne comprennent pas, ils nous ont lâchés », chantent nos ténors. Ils sont heurtés d’apprendre que « l’identité » est un enjeu de « vieux ». Ils sont « déçus ». Ils menacent même de « jeter la serviette ».
Ensuite, dans l’élan de ce bilan, les militantes et militants de Québec solidaire sont également trouvés coupables. Ce sont ces traîtres, dénoncés par feu Pierre Falardeau il y a quelques années, qui réfléchissent au projet d’indépendance à partir d’une d’orientation sociale et politique spécifique ; jusqu’à Gilles Vigneault qui écrit des « laïus » pour mousser la campagne de Sylvie Legault contre Amir Khadir. La division du vote causée par la frange socialiste de l’électorat souverainiste est pointée du doigt par ceux qui ont accueilli en sauveur ou toléré en silence l’arrivée du magnat de la presse Pierre-Karl Péladeau dans les rangs des hommes forts du PQ. Que peut-on dire de ce double constat, que nous apprend-il de la situation psychopolitique du Québec ?
Dramaturgie de la souffrance économique
Le Parti québécois se présente, dans le contexte actuel, à l’avant-garde d’un mouvement identitaire pour le contrôle d’un appareil étatique, au sein d’un ensemble fédéral qui contrôle largement les outils d’initiative politique et juridique. Au sein de cet ensemble, la texture sociale est intimement imbriquée à la structure économique du capitalisme mondialisé et aux mouvements migratoires postcoloniaux, et celle-ci connaît une évolution rapide. Les nationaux sont devenus très mobiles, et le flux de l’immigration est l’objet d’une organisation systémique. La capacité d’action collective doit selon eux être réfléchie dans ce contexte.
Faut-il aussi ajouter que notre condition commune est d’être soumis, dans cette structure économique extrêmement contraignante du capitalisme mondialisé, à un rapport quotidien au manque : précarité chez les classes les moins aisées, endettement chez la classe moyenne, peur de perdre ses privilèges chez les classes supérieures. Les représentant·e·s de tous les partis nous le confirment dans la manière dont ils et elles représentent (et se représentent) les intérêts des représenté·e·s : création d’emploi, prospérité, allégement fiscal, programmes sociaux, projets de développement des ressources naturelles, promotion de la petite et moyenne entreprise, relance du Plan Nord, réduction de la taille de l’État.
Or, dans cette représentation de la souffrance économique des « Québécois », il faut bien faire le constat que nul ne semble en mesure, dans les grands partis, de produire un imaginaire et une analyse qui remettraient en question les causes de cette souffrance. Les solutions proposées consistent de manière unanime à embrasser le capitalisme mondialisé pour mieux permettre à la population québécoise de se soulager par une participation maximisée à celui-ci.
En somme, on promet un soulagement qui n’arrive jamais, et dans tous les cas, on conceptualise ce soulagement comme une adhésion au régime néolibéral plutôt que de réfléchir à une transformation radicale de nos relations sociales et économiques, ou même simplement de réfléchir de manière lucide aux limites que ce modèle impose à l’action collective et à la solidarité.
L’action collective de l’impuissance
Dans ces conditions, ce que la « majorité silencieuse » est en mesure d’exprimer par les canaux étroits de la représentation électorale relève essentiellement d’un sentiment d’impuissance. Impuissance à formuler des revendications directement par l’action politique (la vie étant entièrement accaparée par la structure du manque), impuissance à se représenter la souffrance économique en dehors du modèle conceptuel du capitalisme mondialisé (l’élite n’en fournissant pas le vocabulaire), et impuissance de la représentation proposée par l’élite d’engendrer un projet d’action collective.
La souffrance, l’impuissance d’agir relativement à celle-ci, sont sources de ressentiment. L’action collective qui s’y déploie s’attache alors à des représentations de ses intérêts qui prennent pour objet ce sur quoi elle estime avoir encore du pouvoir : l’immigration, les pauvres, les femmes, les écologistes, la sphère publique – tout ce qui tombe sous le concept capitaliste de dépendance économique, des cibles nécessairement fragiles, et nécessairement des effets de ce qui nous fait souffrir plutôt que des causes.
La stratégie identitaire du PQ s’explique de cette manière : on a voulu susciter un mouvement collectif non pas en prenant en charge ce qu’on reconnaît pourtant être la condition commune de précarité, d’endettement et de maintien des privilèges pour en sortir, mais en suscitant le ressentiment de l’électorat contre ce qui l’empêcherait d’agir collectivement pour changer la vie. En l’occurrence, il s’est agi de cibler (la peur de) l’intégrisme musulman (et plus largement, selon les lignes analytiques du think tank péquiste de l’UQAM : les identités qui fragmentent la « nation » – d’où le projet de cours d’histoire nationale au collégial).
Le projet de charte des valeurs, s’il a valu au PQ un bref mouvement positif de pendule de l’électorat sur lequel il a basé son projet de réélection, s’est, par sa nature volatile, retourné contre lui. Parce que le « souverainisme » aussi est un bouc émissaire homologué : le Parti libéral et la CAQ tenteront de prendre le pouvoir en pariant sur la volatilité de l’affirmation nationale fondée sur le ressentiment, suscitant cette volatilité en mettant la souffrance économique en résonance émotive avec la souveraineté.
« Qui peut être contre ça ? », demandait le ministre Drainville dans une publicité électorale. À la fin de la campagne, les ténors nourriront cette politique du ressentiment en élaborant la liste des coupables : les Québécois « peureux », les solidaires « confus », les barbus qui veulent prendre le contrôle des piscines de condo, les libéraux qui ont fait une campagne de peur, le « confort et l’indifférence » des habitants des bungalows le long de l’autoroute 20, et les jeunes, ces écologistes pour qui les « droits individuels sont sacrés ».
Dans cette rhétorique, les représenté·e·s nuiraient à l’affirmation nationale par leur incapacité à fixer leur ressentiment sur les cibles choisies par l’élite, et qui rendraient cette affirmation concrète. « Qui peut être contre ça ? », c’est-à-dire qui peut être contre ce contre quoi ils devraient être pour exister dans le contexte d’impuissance qui est le leur et que nous ne remettons pas en question parce que nous y sommes nous aussi soumis au plus haut degré.
Les marges
Au lendemain de l’élection, Le Devoir titrait, à propos de Manon Massé : « Une députée marginale à l’Assemblée nationale ». Qu’est-ce donc qui est marginal ? Manon Massé « porte attention aux plus poqués », elle a été élevée dans une famille où il y avait beaucoup d’amour, elle a des valeurs « de solidarité et de partage », elle est féministe, « ouvertement » lesbienne, elle a des cheveux « blancs », et elle va continuer de s’habiller « dans les friperies ». En somme, elle ne met pas toutes ses forces vitales et politiques dans la réussite économique, ne fait pas d’équation automatique entre l’enrichissement et l’émancipation, et ne cherche pas à s’approprier les marqueurs de la réussite sociale de la culture capitaliste.
Drôle d’animal qui dans sa « marginalité » nous rappelle que l’ensemble de la scène de représentation politique québécoise est soumis à l’objectivation autoritaire induite par le capitalisme mondialisé, qui inclut la souffrance économique de toutes les classes, le fédéralisme canadien comme héritage impérial, les flux migratoires de travailleurs mondialisés, l’ignorance des revendications des peuples autochtones, le développement économique destructeur, les impératifs de réduction de l’État social, la destruction environnementale et l’association automatique entre l’augmentation du PIB et le bien-être collectif.
Le mouvement d’indépendance québécois trouve bien quelques-unes de ses sources dans une critique radicale de l’impérialisme britannique, à la source historique de notre condition commune de soumission économique et politique au capitalisme mondialisé. C’est dans cette optique qu’il a d’abord été formulé comme un projet de décolonisation.
À cet égard, à l’intention des ténors souverainistes chagrins, précisons que :
1. S’il y a quelque chose que le souverainisme n’a pas été capable ni de porter ni de transmettre est cet intérêt exprimé de décoloniser la société pour sortir de manière concrète de la souffrance économique créée par le capitalisme mondialisé ; plutôt, l’élite a pris sur elle, de manière aveugle ou intéressée, l’entreprise économique de l’impérialisme britannique, et elle a reformulé en conséquence le projet d’indépendance dans la grammaire de l’identité et de l’État fort qui, pour d’excellentes raisons, ne trouve pas écho chez les nouvelles générations.
2. S’il y a une mobilisation qui actuellement continue, au moins en partie, de porter l’héritage de l’indépendance conçue comme décolonisation – comme sortie sociale, culturelle, politique et économique du projet impérial, c’est bien Québec solidaire. Si les souverainistes voient dans cette mouvance socialiste la source de l’échec du « projet de pays », c’est qu’ils ne savent plus pourquoi ils veulent se libérer, ni de quoi. Il leur reste maintenant à se libérer d’eux-mêmes et de l’idée qu’ils se font qu’ils représentent contre elle-même la « nation ».