Lettre ouverte au ministre Yves Bolduc
À l’initiative d’un groupe des Profs contre la hausse
Nous publions la version intégrale de la lettre ouverte au ministre Yves Bolduc récemment publiée dans Le Devoir.
Le lundi 9 juin, 2014
À M. Yves Bolduc, ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de la science.
Moins de deux ans après le Printemps Érable, une équipe du Parti libéral du Québec est de retour au gouvernement. La question de la hausse des frais de scolarité avait alors poussé des dizaines de milliers d’étudiantEs (et plusieurs centaines de profs) à manifester presque quotidiennement dans les rues. Tout au long du conflit, les étudiantEs, et ceux et celles qui les appuyaient (notamment les Profs Contre La Hausse), avaient fait la démonstration qu’outre la hausse injuste, d’autres graves problèmes affectent les universités du Québec. Cette mobilisation a joué un rôle important dans la défaite électorale du gouvernement, auquel vous participiez, en septembre 2012. Les enjeux soulevés lors de cette mobilisation n’ont pas disparu par enchantement malgré la fin de la grève. Cinq d’entre eux nous semblent devoir retenir l’attention du ministre de l’Éducation que vous êtes devenu.
a) L’accessibilité aux études
L’accès à l’enseignement supérieur reste la première de nos préoccupations. Nous demeurons, aujourd’hui comme hier, convaincuEs que toute hausse des frais de scolarité nourrit le processus d’exclusion sur une base socio-économique, racisée ou sexuée, de même qu’elle accentue le phénomène de l’endettement étudiant, peu importe que cette hausse soit soudaine ou étalée dans le temps. Aujourd’hui comme en 2012, il nous semble injuste de demander aux étudiantEs de payer des frais de scolarité accrus afin de résoudre le problème du financement des universités. C’est pourquoi nous espérons que votre gouvernement aura la sagesse de revenir sur cet enjeu fondamental en établissant un réel dialogue avec tous.
Depuis maintenant presque deux décennies, nous devons faire face à d’incessantes politiques d’austérité qui contribuent à détériorer non seulement le tissu social, mais aussi le climat propice à l’étude à l’intérieur même de la salle de classe. Des organisations telles le FMI et la Banque Mondiale commencent à reconnaître certains des dangers inhérents aux programmes d’austérité, quel que soit le nom qu’on leur donne. C’est la raison pour laquelle nous appelons de tous nos vœux un réinvestissement massif dans l’enseignement supérieur, dans le cadre d’une politique qui tourne définitivement le dos à l’austérité et aux effets pervers qu’elle entraîne.
Par ailleurs, le souci d’accessibilité a conduit les cégeps et les universités à admettre un nombre croissant d’étudiantEs qui, soit sont sous médication, soit ont reçu des diagnostics divers. Ces étudiantEs sont de plus en plus nombreux, ce qui complexifie singulièrement la tâche des enseignantEs et les contraint à un enseignement adapté ce qui, paradoxalement, contredit le choix de plusieurs administrations collégiales et universitaires. Là comme ailleurs, devant de nouveaux enjeux, un réel dialogue, incluant toutes les personnes concernées, nous semble requis.
b) La marchandisation de l’éducation
Le Printemps Érable fut une vaste protestation contre les divers processus qui tendent à réduire l’éducation et l’enseignement supérieur à une marchandise. Depuis 2012, plusieurs éléments ont ravivé nos craintes à ce sujet, à commencer par la mise en place d’un processus pompeusement nommé « assurance qualité » qui pousse encore plus loin la logique de la marchandisation de l’éducation. Si l’on en croit cette doctrine, l’évaluation des processus de notre cadre de travail garantirait la valeur de celui-ci. Mais le formalisme de cette évaluation et la mise à distance des contenus nous laissent perplexes. Cette « assurance qualité » ajoute une formalité administrative qui alourdit notre charge de travail et semble se réduire à un polissage de l’image de marque (branding) des institutions d’enseignement pour mieux les faire participer à leur propre mise en marché, sans contribuer de quelque façon que ce soit à la qualité de l’enseignement et de la recherche qui s’y pratiquent.
Nous nous interrogeons également sur la pertinence d’offrir une formation en anglais dans une université francophone (tel le projet d’offrir des cours de médecine en anglais à l’Université du Québec en Outaouais). Nos étudiantEs assistent à des leçons d’anglais du primaire jusqu’au niveau collégial. En outre, s’ils/elles souhaitent une formation en anglais, les étudiantEs ont la possibilité de s’inscrire dans l’une ou l’autre des universités anglophones de Montréal, du Québec, du Canada. La proportion des occasions d’apprendre en anglais est démesurée par rapport à celles qui s’offrent pour faire des études dans notre belle langue et de bien maîtriser celle-ci. Nous comprenons mal quel autre intérêt qu’une valeur marchande peut conduire à tolérer (voire favoriser) un tel écart !
Par ailleurs, comment ne pas associer à la marchandisation une organisation des programmes à la carte, centrée sur les offres d’emplois du moment, laissant tomber les exigences d’une formation complète de l’étudiantE. Nous dénonçons à nouveau l’amoindrissement de la contribution de l’Université et des Collèges à la culture et à l’enrichissement humain. Nous désapprouvons aussi une vision de l’éducation qui emprunte de plus en plus à une conception mercantile et faussement universaliste au détriment des traits les plus caractéristiques de notre culture et de notre histoire.
c) Une recherche de plus en plus instrumentalisée
Les transformations qui affectent le domaine de la recherche sont également source de nombreuses appréhensions de notre part. Le désinvestissement des organismes publics est tel que les secteurs de la culture et des sciences humaines et sociales sont quasiment orphelins sur le plan du financement de la recherche, ayant été largement délaissés au profit de recherches appliquées qui mettent à contribution les sciences de la nature. Cette situation a favorisé des travaux de plus en plus axés sur les brevets, les développements technologiques et la commercialisation des produits. La recherche fondamentale, celle qui vise à une meilleure compréhension de l’humain et de son univers, est de moins en moins financée. De plus, ce processus s’accompagne d’une concentration des subventions au profit de grosses infrastructures et de regroupements de chercheurEs au détriment d’autres formes de recherche.
d) Un mépris du personnel enseignant
Le caractère particulier du système collégial québécois exigerait un appui sans réserve de la part du ministre de l’Enseignement supérieur. Hélas, si vos prédécesseurs ont fait preuve d’un certain attachement à la formation collégiale, de nombreux signes laissent croire, dans les faits, que les professeurEs du collégial occupent une place marginale dans l’enseignement supérieur. Les possibilités de recherches extrêmement limitées en constituent un exemple, de même que les discussions de l’an dernier autour du rang de leur échelle salariale. D’ailleurs, dans les collèges, un nombre croissant de comités de sélection pour le recrutement des professeurEs ont de la difficulté à trouver des candidatEs valables, la rémunération et les conditions de travail n’étant plus suffisamment attrayantes.
Par ailleurs, la nature de notre disponibilité au travail s’est profondément modifiée sous l’influence du développement des nouvelles technologies de l’information depuis une quinzaine d’années. Désormais, nonobstant les précisions concernant notre disponibilité dans nos conventions collectives, nous pouvons être « requis » par la tâche 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 : nous recevons maintenant messages et travaux d’étudiantEs à toute heure du jour et de la nuit et il est même fréquent de répondre à leurs questions durant nos jours de congé. En outre, nous craignons que le recours croissant à la formation en ligne, dans les Cégeps et universités, ne confine les enseignantEs à un rôle de répétiteur.
Enfin, nous sommes indignéEs de constater que la situation des enseignantEs précaires (chargéEs de cours et autres) continue de se détériorer bien qu’elle soit régulièrement dénoncée depuis de nombreuses années. Pourquoi les enseignantEs précaires ne pourraient-ils/elles pas jouir d’une perspective réelle de progression de leur statut dans la formation de 1er cycle universitaire ?
Une des principales critiques formulées par le mouvement étudiant lors du Printemps Érable portait sur la place accrue faite aux représentantEs externes dans les CA d’établissement au détriment du cœur de la communauté universitaire, les professeurEs, les chargéEs de cours et les étudiantEs. Hélas, rien ne nous permet de penser qu’on va leur permettre d’occuper une place à la mesure de leur implication dans les différentes instances. Nous y voyons une marque de mépris inacceptable.
e) Une gestion de type entrepreneuriale
Dans le même esprit, nous nous inquiétons de constater que les départements des différentes universités sont évalués en fonction de la notion d’« excellence » qui fait essentiellement place à des critères quantitatifs (nombre de diplômés, durée des études, question de la « réussite », etc.) plutôt qu’à des critères qualitatifs (programmes, contenus). Appliquée dans la production industrielle, la « méthode Toyota », suscite certaines controverses. Alors, dès qu’on tente de l’implanter dans un service public qui remplit un rôle de construction de la cohésion sociale, selon nous, elle est complètement déplacée.
Comme vous le voyez M. Bolduc, nos préoccupations sont nombreuses et substantielles. Souvent déçuEs par la vision limitée de vos prédécesseurs, nous espérons que vous allez soutenir l’enseignement supérieur comme il le mérite. Actives et actifs dans nos établissements, nous demeurons vigilantEs.